jeudi 1 novembre 2007

Quoi d'neuf, docteur ?

Quoi d'neuf, docteur ?



Cette nuit, j'ai rêvé que je tuais ma belle-mère.


Peter Panician contempla d'un air quelque peu comateux le café qui emplissait son bol. Les effluves qui montaient du liquide chaud lui donnaient presque envie de vomir. Beuuuurk. Décidément, ce matin, ça avait du mal à passer.


Cette nuit, j'ai rêvé que je tuais ma belle-mère. Je ne sais pas comment, mais je sais que je la tuais.


Il releva la tête et son regard tomba sur la vieille toile cirée d'un jaune... pisseux. Il faut le dire, que c'est un jaune pisseux. J'avais prévenu Wendy que ça virerait à cette "couleur" en vieillissant. N'a pas voulu m'écouter. Maintenant, je pense à mes bocaux d'analyse d'urine à chaque fois que ce truc entre dans mon champ de vision. Bon appétit...

Il lâcha un son qui tenait à la fois du soupir et du grognement. Nom de Dieu, cette nuit, j'ai rêvé que je tuais ma belle-mère... Si je commence comme ça, va vraiment falloir que j'aille chez un psy. J'espère que ça ne veut pas dire que je perds les pédales complet, sans quoi ça va carrément virer à l'aigre. Elle finira par m'avoir, la peau de vache. A l'usure.

Sa femme entra dans la cuisine, vêtue d'une vieille robe de chambre d'un rose fané. Des mèches grasses de ses longs cheveux d'un blond filasse, non encore peignés, lui tombaient dans les yeux. Ouuuuhhh... Ce doit être le jour du shampoing...

"Bonjour.

- Bonjour."

Elle aussi se laissa tomber plus qu'elle ne s'assit sur l'une des chaises de la cuisine, devant son bol.

"Et meeeeerdeeee... lâcha-t-elle. Il est vide."

Elle lui jeta une sorte de regard de reproche. Bah quoi ? Elle aurait voulu qu'il lui beurre ses tartines, aussi ? De toutes façons, il était tout aussi peu opérationnel qu'elle, alors... Il y avait eu un temps où ils se préparaient chacun le petit déjeuner à tour de rôle. Il se poussait même parfois jusqu'à la boulangerie pour acheter des croissants. Mais bon, ils avaient arrêté assez vite ce genre de petites plaisanteries. Ça va bien quand on emménage pendant les vacances, mais ensuite, quand on reprend le boulot et qu'il faut se taper plus d'une heure de transports en commun pour y aller, les levers à six heures du matin vous font l'âme moins romantique.

Il retourna à ce breuvage infâme qu'il ne se décidait toujours pas à avaler. Bordel, si elle se met à me harceler jusque dans mon sommeil, je vais vraiment devenir dingo. Déjà que je ne suis pas tout à fait sûr d'être sain d'esprit, mais là, les pulsions homicides, j'avais encore jamais donné. C'est vrai que c'est tentant, quand même. J'ai des raisons. "J'ai toujouuuurs dit à Wendy d'épouser un homme riche ou au moins un homme intelligent. Mais qu'est-ce que vous voulez ? elle n'a pas cessé d'en faire à sa tête. L'amour, l'amour... On voit où ça l'a menée, l'amour !" " Peter, rendez-vous donc utile à quelque chose, pour une fois : allez chercher Kiki. Ça ne devrait pas être trop difficile pour vous, ça, non ?". Rien que d'y repenser, il avait l'impression de la voir là, devant lui, et se mit presque à minauder comme elle le faisait, au souvenir de toutes ses vacheries. Kiki... quelle espèce de sale petit cabot, aussi hargneux que sa maîtresse. Il y a d'ailleurs une certaine ressemblance physique. Suis sûr que c'est le même toiletteur qui s'occupe de sa mise en plis. Me demande d'ailleurs de qui il s'occupe le plus. Non mais quelle vieille salope. M'humilier comme ça devant tout le monde, dimanche dernier, c'était vraiment dégueulasse. Un truc pareil vaut le pire des châtiments. Rien que pour ça, elle mériterait la peine capitale.

"Y a un truc avec ton café ? lui demanda sa femme, qui venait de finir le sien.

- Non, non, rien, répondit-il.

- Bah pourquoi tu ne le bois pas, alors ?

- Trop froid.

- T'as qu'à le mettre au micro-onde, au lieu de le regarder bêtement comme ça. Si tu avais la vision laser de Superman, je le saurais. Si tu étais Superman aussi, d'ailleurs."


Peter ne releva pas et fit ce qu'elle lui disait. Il resta à côté de la machine pour attendre le "tiiinnng !" libérateur.


Pas étonnant que je fasse des rêves comme ça. Pas nécessaire d'être psy pour comprendre : elle me harcèle, je me retiens, je refoule et après, mon inconscient revient me titiller par derrière, quand je dors. Je serais allé consulter que j'en serais au même point. Non, mais vraiment. De toutes façons, l'inconscient, moi, j'y crois pas. Enfin, si, suffisamment pour comprendre ce que ça veut dire. Le reste, hein, c'est que de l'interprétation. Et comme le seul qui peut le faire, c'est moi, je ne vois pas pourquoi il faudrait que je file du fric à un mec qui resterait derrière moi sans rien dire. Sans blague. De toutes façons, je vais bien.


Tiiiiiiinnng ! Peter reprit son bol, jura parce qu'il était trop chaud et revint à sa place.


Ce qui est con, c'est que je ne me souviens même pas de comment je la tuais. C'est vrai, quoi. Ça aurait pu me faire comme un mode d'emploi, un galop d'essai. Hu, hu... Mettons que je décide de le faire pour de bon : quel moyen j'emploierais ? Pas beaucoup de possibilités. Un couteau, ça tache et puis faut d'abord traverser son épaisse couche de graisse. Tiens, c'est marrant, j'y avais jamais pensé, mais je suis sûr que sa couche de graisse vaut celle d'une baleine. Proportionnellement parlant, bien sûr. Si elle avait le gabarit d'une baleine, le problème ne serait plus énorme, mais gigantesque. Remarquez, elle ne passerait plus les portes non plus, donc elle ne pourrait pas nous rendre visite. Hummm... Avantage non négligeable... Il se mit à sourire sans s'en rendre compte. Surtout à la vision d'une immense baleine affublée de lunettes à monture d'écailles, essayant sans succès de passer par la porte d'entrée... Ça, par contre, c'était réjouissant. Ah, non, je suis con : elle aurait depuis longtemps essayé de m'écraser. Et très certainement réussi. Son sourire disparut. Ce qui revient à dire qu'entre elle et moi, c'est quelque chose comme une lutte à mort. "J'y suis pour rien, monsieur le juge : c'était elle ou moi ; il fallait bien que je me défende !"

Il se rendit compte que sa femme le regardait bizarrement et se força à avaler une gorgée de café en grimaçant. "Trop chaud," souffla-t-il, comme pour s'excuser. Elle poussa un soupir d'agacement et se détourna pour lire le journal du matin, qu'elle venait d'étaler sur un coin de la table.

Voyons, voyons, comment m'y prendrais-je ? Donc, le couteau est à exclure et, vu son poids, je ne me vois pas l'assommer et simuler une pendaison. Dommage, parce que j'aurais pris un pied d'enfer à écrire sa lettre d'adieu... "J'ai enfin pris conscience que j'étais un être infect, indigne de vivre. Je prends par conséquent la seule décision qui soit la bonne. Peter, je t'en prie, pardonne-moi : je me rends compte à présent que c'est parce que tu es un être brillant et exceptionnel que, par jalousie, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour te pourrir la vie. Je ne mérite rien de moins que ton mépris et ta haine éternelle." Oui... ce serait un grand moment. Il secoua la tête pour se remettre les idées en place. Mais bon, il ne faut pas y compter, elle est beaucoup, beaucoup trop lourde. Même avec une grue, ce serait coton. C'est alors qu'il eut une idée de génie. Mais oui ! Suis-je bête ?! La mort aux rats ! Wendy m'en a fait acheter une sacrée quantité la semaine dernière, il doit bien y en avoir suffisamment pour exterminer un autre genre de nuisible...! En plus, ce doit être douloureux, comme mort ! Je ne sais pas comment ça se passe, mais ce doit être douloureux. De toutes façons, les empoisonnements, c'est toujours atroce. Il se mit à l'imaginer, les yeux exorbités, bavant et se pliant en deux dans les affres de l'agonie. Un sourire béat et satisfait apparut sur son visage.

"Qu'est-ce qu'il y a ? demanda soudainement sa femme, interrompant le cours de ses pensées. Qu'est-ce qui te fait sourire comme ça ? J'ai un truc dans les dents ou quoi ?"

Le ton était mal aimable, presque accusateur. Peter s'empressa de la rassurer comme il le pouvait, mais elle garda un air soupçonneux et peu convaincu. Il essaya de lui montrer que tout était normal en se forçant à boire à nouveau un peu de café : résultat toujours aussi nul, mais elle finit par retourner à son journal, ce qui lui permit de reprendre là où il s'était arrêté.

Non, non, non. Ôte-toi ça de la tête. De toutes façons, ce n'était qu'un rêve. Il fut soudain frappé par une évidence. Mais bon, d'un autre côté, si j'étais vraiment sincère, je ne devrais pas dire que c'était un cauchemar ? Tous les psys du monde pourront m'expliquer que c'est une manifestation de mon inconscient, que je me défoule comme ça et que ça n'a aucun incidence sur la vie normale, qu'on a tout à fait le droit de tuer sa belle-mère en rêve, que c'est signifiant mais que ça ne veut pas dire que je vais nécessairement passer à l'acte... quand même. C'était un rêve ou un cauchemar ? Poser la question, c'est peut-être déjà donner la réponse : si c'était un cauchemar, je n'y penserai pas autant et, surtout, pas avec tant de délectation. Enfin, bref, ça n'a pas d'importance : je vais bien. Oui, je vais bien. Je-vais-bien.


Sa femme se leva en soupirant pour aller prendre sa douche et sortit en jetant un coup d'oeil méfiant à son bol encore aux trois quarts plein de café. Il la regarda quitter la pièce.

Dieu merci, ce n'est pas sa mère que j'ai épousée. On n'épouse pas la famille de sa conjointe. Voilà une pensée réconfortante. Bon, d'accord, on doit les supporter par amour pour elle, sans doute aussi par masochisme et abnégation, mais, au moins, on n'est pas marié avec eux. En plus, Wendy fait mentir le dicton "telle mère, telle fille". Ses yeux tombèrent sur le journal, le bol vide et les miettes de pain qu'elle avait laissés sur la table. Encore que. Ces dernières années, son caractère ne s'est pas précisément amélioré. Ça fait quoi ? cinq ans ? six ans ? qu'on est mariés ? Et quelques années de plus qu'on se connaît. Or, s'il y a bien une chose que je peux affirmer à son propos, c'est que son caractère ne s'adoucit assurément pas avec l'âge. Bien au contraire. Je me demande bien ce que j'ai pu faire ce matin pour la mettre de mauvaise humeur. C'est quoi ? Mon café ? Mon sourire abruti ? Et alors ? Je n'ai plus le droit de sourire comme un abruti, maintenant ? Il poussa un soupir profond et quelque peu désespéré. Quand je pense à comment je m'imaginais la fille de mes rêves, étant ado. Merde ! rien à voir avec elle. D'abord, j'ai toujours été fasciné par les Espagnoles. Ou les Italiennes. A moins que ce ne soit depuis que je vis avec Wendy, mais en tous cas, les blondes fadasses, j'en ai ma claque. Je veux du feu, moi, de l'énergie. Du piquant. Il se mit à imaginer la fille en question. Grande... très brune... un corps de rêve... un caractère explosif... une bombe au lit. Tout le contraire de Wendy. De toutes façons, tout ça, ce ne sont que des clichés et des fantasmes. Mais les fantasmes, c'est bien aussi, n'est-ce pas messieurs les psys ?

Drrrriiiiiiinnnng !!!!!

Sa femme hurla "téléphone !!!" depuis la salle de bain. Comme s'il ne l'entendait pas, alors qu'il était juste à côté... Il se leva et décrocha. "Monsieur Panician ? Bonjour ! Nous sommes la société de meubles Toupourlamaison ! Nous vous appelons pour vous informer que si vous venez en couple, dans notre magasin, samedi prochain, d'incroyables réductions et crédits vous attendent, sur les canapés, les..." Sans rien dire, il lui coupa le sifflet en reposant le combiné. Non, merci. On s'est déjà endettés sur quinze ans pour acheter ce putain de pavillon de banlieue, pas besoin en plus de se coller un crédit à la consommation sur le dos. Déjà que la voiture va bientôt nous lâcher... Alors là, vraiment, non merci. De toutes façons, je déteste les démarcheurs au téléphone. Ce devrait être interdit. Ces types sont la huitième plaie d'Egypte. Il aperçut sa femme sortir de la salle de bain. Ah non. Rectification : la neuvième. Avant, il y a les femmes en bigoudis. Il eut une vision de sa belle-mère avec ses infâmes rouleaux roses sur la tête et un masque à l'argile qui la faisait proprement ressembler à un Martien. Son visage prit aussitôt une expression ironique, qui devint douloureuse l'instant d'après, lorsque le visage en question se changea en celui de sa femme, avec quelques années de plus.

Pour chasser cette image, il balaya du regard la pièce où il se trouvait. Cuisine immaculée, terne et impersonnelle. Murs nus et sales qui auraient grand besoin d'être repeints. Eclairage au néon. Par la fenêtre, dans l'aube grisâtre du petit matin, il commençait à distinguer le jardin en chantier, avec ses mauvaises herbes et ses arbres squelettiques de janvier. Ô joie. Mais qu'est-ce que je fous ici ? C'est donc ça, ma vie ? Je vais devoir passer toute mon existence ici ? comme ça ? Il n'y aura point de salut hors métro, boulot, dodo, le sexe le samedi et Drucker à la télé, le dimanche ? Si tout va bien, j'ai encore au moins cinquante ans devant moi. Il va falloir que je les passe à faire semblant d'être parfaitement épanoui, entre Wendy, ce jardin, un ou deux niards à venir et une éventuelle voiture neuve ? Ce sera ça, ma vie, pendant cinquante ans ? Mais cinq, c'est déjà un calvaire ! Alors cinquante ans ? cinquante ans ? CINQUANTE ANS ???????!!!!!!!!!!!! Il resta complètement figé au beau milieu de la cuisine. Attendez, là. Hou, hou ! Y a quelqu'un, là haut ? Parce que s'il y a quelqu'un, je vous préviens que ce n'est pas du tout ce que je voulais ! Moi, j'avais l'intention de voyager, parcourir le monde, vivre des aventures exaltantes, me sentir exister à chaque seconde et non mourir à petit feu dans une vie morne et désespérante...! Il eut une vision de lui, se la coulant douce dans un pays chaud, une brune torride à ses côtés ; de lui, journaliste de guerre, risquant courageusement sa vie sous les bombes pour ramener le scoop à son rédacteur en chef ; de lui, artiste reconnu, vivant de son art, adulé par les foules. Il se prenait à rêver tout éveillé...

"Tu ferais mieux de te dépêcher, si tu ne veux pas arriver en retard au boulot, lui dit sa femme en surgissant derrière lui. Un expert-comptable qui n'est pas à l'heure, c'est mauvais pour la crédibilité. Même quand il est payé une misère."

Non, non, NON !!! C'est cette vie-là qui est un cauchemar et pas l'autre qui n'est qu'un rêve ! Bon sang, mais comment j'ai fait pour m'enferrer dans un enfer pareil ! On passe son temps à rêver sa vie, on jure ses grands dieux qu'on ne fera pas comme les autres et puis, finalement, on suit mécaniquement les rails d'une voie toute tracée, parce que c'est plus simple, parce que ça évite d'avoir à se battre ! Sauf qu'un jour, on se réveille et, en ouvrant les yeux, on se rend compte qu'on est en plein cauchemar... Est-ce qu'il est trop tard ? Est-ce qu'il est trop tard, ce jour-là ? Par pitié, quelqu'un, dites-moi qu'il n'est pas trop tard...!!!!

"Ah, au fait, ajouta-t-elle négligeamment. Je ne t'ai pas dit, mais Maman mange avec nous, ce soir."

Le coup de grâce. Peter se sentit un peu plus pris au piège et eut toutes les peines du monde à inspirer une bouffée d'air. Cette vieille peau... Elle devait avoir un sixième sens, ce n'était pas possible autrement. Elle savait quand il fallait venir pour l'achever. La mise à mort était pour ce soir, il n'y avait pas de doute.

Il repensa à la mort aux rats qui était dans le garage. Ce serait facile... Ce serait si facile...

"Ça ne te dérange pas, j'espère ?" continua-t-elle d'un ton indifférent.

Il eut quelques seconde de silence, puis il finit par répondre, faussement détaché :

"Non, pas du tout."


Ce sera si facile...

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