vendredi 3 octobre 2008

Mademoiselle Karentédouze et le type de l'affiche




"Bof, non, franchement, y m' font pas envie."

Il était à peu près cinq heures de l'après-midi et mademoiselle Karentédouze était assise à la terrasse d'un café avec une amie. L'air était surchauffé, les glaçons dans leurs sodas avaient fondu dès que les verres avaient été posés sur la petite table où elles étaient assises et les serveurs s'activaient en suant à grosses gouttes. L'un d'eux, visiblement exténué par la chaleur, avait appuyé son épaule contre la porte du café et regardait d'un air las et résigné le spectacle habituel des embouteillages parisiens. Pour quiconque a un jour été pris dans un tel enchevêtrement de véhicules, ces heures sont l'expression même de l'Enfer : on a beau s'y préparer psychologiquement, il suffit que cela dure un peu pour qu'on sente sa rate sur le point d'éclater. Lorsqu'on est piéton, tout cela devient le symbole même de l'absurdité de la vie moderne. Que voit-on ? des automobilistes énervés, poussés à bout, avançant d'une trentaine de centimètres toutes les cinq minutes dans le meilleur des cas, provoquant une levée de klaxons en essayant brusquement de changer de file, tout cela pour voir celle où ils étaient précédemment avancer plus vite que celle où ils sont à présent et laisser passer une mobylette qui, elle, parvient à se frayer un chemin le long du boulevard qui s'ouvre entre les deux. Il en résulte un "TUUUUUUUUUUUUUUUTTTTTT !!!!!!!!!" rageux et défoulatoire, puis l'automobiliste frustré se laisse retomber sur son siège et se résigne à allumer la radio.
Mais était-ce vraiment des réflexions de piétons ? Non, bien sûr. Les piétons ne s'arrêtent pas pour contempler le spectacle des embouteillages : ils en profitent pour se faufiler entre les voitures et traverser n'importe comment, histoire d'empirer le Jeu. Ces réflexions sont bonnes pour les gens qui se trouvent en terrase de café.
Ici, le serveur dut se pousser du passage, car un couple de clients désirait entrer, et mit un terme à sa méditation pour leur indiquer la table, là, dans le coin, qui venait de se libérer.

"Non, vraiment, je te jure, je ne suis pas du tout attirée par ce genre de créature."
La copine de mademoiselle Karentédouze n'en revenait pas : "Mais attends, regarde-le : il est trop mignon !" Le "il" en question était un mâle affiché en trois par quatre sur un immense panneau publicitaire, le long de l'avenue. Sa Perfection Esthétique était évidente : moulé dans un slip qui, à l'évidence, avait dû requérir des mesures très précises en vue d'un ajustement millimétrique, il exhibait un torse nu, huilé et soigneusement bronzé : impeccable. Avachi sur un support qui devait sensément suggérer un sofa ou quelque chose d'approchant, les jambes puissamment écartées, il ouvrait la bouche et les yeux d'un air qui se voulait sans doute suggestif, si l'on en jugeait d'après les gouttes de sueur déposées entre ses deux mamelons : il n'y a pas à dire, qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour vendre des sous-vêtements.
"Non mais regarde-moi cette andouille ! On dirait un veau qui va à l'abattoir ! C'est vrai, ils ont exactement ce regard-là !"
La copine eut un petit mouvement de recul : un petit veau, avoir un regard suggestif avant d'aller se faire tuer ? Pour obtenir une grâce, peut-être ? Quelle horreur !
"Oui, non, c'est vrai, j'exagère, se reprit mademoiselle Karentédouze devant l'ahurissement de son vis-à-vis. Mais quand même. Il ne m'attire pas du tout.
- Moi, je le trouve très bien, répondit l'autre, rassurée de voir la conversation regagner des chemins plus conformes.
- Eh bien moi non. Les imberbes à peine pubères, ce n'est vraiment pas mon truc. Si ça se trouve, il n'a même pas mué.
- Rhôôôôôô... T'exagères !
- Comment tu peux le savoir ? Il ne parle même pas ! Si ça se trouve, il ne sait pas parler.
- Non, là, tu dépasses les bornes.
- Ouais. Carrément."
Elles se mirent à rire toutes les deux.

Derrière elles, le Piéton Fou ( pedes insanus ) s'était décidé à entrer en scène. Vertébré de taille, de sexe et d'apparence variables, ce qui le rend difficilement identifiable avec précision, il peut être trouvé partout, mais hante de préférence les carrefours archi blindés, ceux où les automobilistes eux-mêmes se demandent avec un petit pincement d'angoisse s'ils vont réussir à ce sortir de ce foutu merdier. Attention : il est à ne surtout pas confondre avec son compère, le Piéton Parisien ( pedes Parisiacus ), qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau, mais n'a pas du tout les mêmes moeurs. Le PP scrute longuement la file de voitures. Il n'est pas toujours au niveau d'un passage piéton ( parfois même à quelques mètres seulement de lui, qu'il se refuse manifestement à franchir ), mais il se penche avec attention, à l'extrême bord du trottoir, pour essayer de voir s'il est à prévoir une quelconque accalmie dans le trafic. Son Sens de la Divination est renommé aux Quatre Coins de l'Univers ; il consiste en un mélange de chamanisme, de vaudou et de magie noire et varie en fonction de la force du vent et de l'âge du capitaine. En vertu de quoi, le PP soit s'élance dès qu'un espace de plus dix mètres se dessine entre deux véhicules, soit, l'espace en question mettant décidément beaucoup trop de temps à se dessiner, s'agace et décide de traverser quand même : après tout, les conducteurs seront bien obligés de ralentir pour ne pas abîmer leur carroserie et ça leur apprendra. Quoi ? aucun observateur du PP n'est jamais parvenu à éclaicir ce mystère ; il n'est pas sûr que le PP lui-même y connaisse grand chose. Ce qui l'est, en revanche, c'est que le PP s'en sort comme magiquement indemne dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas, ce qui est un score raisonnable, et, s'il est vigoureusement klaxonné par un automobiliste exaspéré de le voir ainsi détaler sous son nez, il répond en général tout aussi vigoureusement, voire de manière encore plus explicite, c'est-à-dire en utilisant l'une de ses mains, mais pas tous les doigts de cette dernière. Nul n'est besoin ici de vous faire un tableau.
Le PF, lui, est d'un autre type. Il n'a tout d'abord pas la même attitude. Il se tient près du bord du trottoir, certes, mais pas au bord du trottoir au sens propre. On ne le voit pas se pencher, près à glisser dans le caniveau, presque en suspens, jusqu'au moment où il bondira sur la chaussée. Non. Le PF, pour sa part, aime musarder. Il s'approche du flot de voitures, mais, arrivé à moins d'un mètre, il flâne, s'arrête, hume l'air du temps ( qui sent rarement la noisette ) et semble oublier carrément qu'il avait l'intention, quelques secondes auparavant, de traverser. Il prend alors un air vaguement rêveur, c'est tout juste si un peu de bave ne lui dégouline pas sur le menton. Tout automobiliste un peu sensé est, à ce moment-là, légitimement en droit d'en conclure qu'il ne va pas bouger et rester où il est, à gêner les PP, qui râlent parce qu'il les empêche de s'avancer pour mieux voir. Souvent, d'ailleurs, le PF ( qui, lui, préfère de loin les passages piétons et autres endroits dits "protégés" ) laisse passer un, voire deux petits bonshommes verts. L'observateur avertit se dira toujours "non, ce n'est pas possible, il va traverser d'une seconde à l'autre, maintenant que le feu des piétons est de la bonne couleur", mais le PF prend racine, s'éternise et, à la grande stupéfaction du spectateur, le bonhomme passe au rouge avant même qu'il ait esquissé le plus petit mouvement, ni n'ait montré le moindre signe d'une quelconque intention de se mettre en branle. Mais c'est précisément à ce moment que le Pouvoir d'Atterrement du PF se révèle, car il Entre alors en Action : de fait, lorsque le petit bonhomme passe au rouge, quelque chose paraît se produire au sein de notre animal, quelque obscure mécanisme interne se dégrippe et une sorte de lueur consciente pointe tout au fond de ses yeux. Soudain, il se rappelle sa première décision et traverse impulsivement, sans regarder ni à droite, ni, surtout, à gauche, comme s'il était seul au monde, tel un agneau à l'abattoir. Souvent, on n'assiste d'ailleurs pas véritablement à ce genre de scène, c'est-à-dire qu'on n'y assiste pas visuellement. Par contre, auditivement, c'est une autre histoire ; car les coups de klaxon furieux et les brusques freinages attirent aussitôt l'attention et l'on comprend assez facilement que l'accident a été évité, soit parce que le PF a eu la peur de sa vie et écrasé les pieds de ses concitoyens en faisant un bond en arrière, soit parce que l'automobiliste a réussi à s'arrêter ou à ralentir suffisamment pour le laisser passer. Dans tous les cas, notre kamikase n'a absolument pas compris ce qui s'est passé, mais c'est le propre du PF : s'il le comprenait, il deviendrait un PP et risquerait moins de se faire écraser. De là à avancer que tout PP est un PF qui s'est fait suffisamment peur pour vouloir éviter ce genre de mésaventure, il n'y a qu'un pas, que l'amie de mademoiselle K. n'était pas près de franchir, car elle s'en avait cure. Elle était en effet très occupée à Exprimer son Point de Vue :

"En fait, tu n'as rien compris ! Cette affiche, c'est la photo d'un homme moderne, qui assume son côté féminin, qui ne craint pas de le montrer. C'est l'évolution de toute une époque qui est là, sous tes yeux : l'entrée dans une nouvelle ère des rapports hommes-femmes !
- Il n'assume rien du tout. On lui a dit de s'asseoir, d'écarter les jambes et de prendre un air de veau et il a obéi, c'est tout. Quitte à avoir un mec presque à poil sous le nez, j'en préfèrerais un bien viril.
- Mais puisque je te dis que c'est la photo d'un homme moderne et pas d'un je ne sais quoi tout droit sortit de sa caverne ! Le type que toute femme sensée rêverait d'avoir à ses côtés !
- Tiens, j'ignorais que cette marque vendait des hommes en kit, prêts à servir."
Son amie eut une moue agacée.
"Non, plus sérieusement, reprit mademoiselle K., j'en veux pas, moi, d'un homme moderne ! Je veux qu'il fasse sa part de tâches ménagères, d'accord, mais pas qu'il me pique ma crème hydratante ! Au vu de sa fréquence de rasage des trois poils qu'il doit avoir, il m'aura fini mon tube que je n'en aurai même pas vu une fois la couleur !
- Ah, mais t'es rétrograde, toi, c'est dingue ! C'est ça aussi, la parité ! Ton homme a également le droit de ne pas avoir envie de peler !
- Tu connais beaucoup de mecs qui pèlent du torse, toi ? Je veux dire : sans avoir pris de méga coup de soleil. Je veux du poil, moi ! Pas un yéti, un mec normal ! Est-ce trop demander !
- Beurk... Les poils, c'est dé-goû-tant.
- Moi, ce sont les grenouilles qui me dégoûtent."
La copine prit un air résolument désespéré.

Elle avait pourtant bien meilleure mine que le policier, là-bas, qui s'escrimait en vain à introduire un peu d'ordre et de logique dans le trafic. Lui était non seulement désespéré, mais aussi absolument terrorisé. Il faut dire que c'était son premier jour, seul, au milieu du trafic. Au début, lorqu'il s'était avancé vers la chaussée, il avait hésité un peu, au bord du trottoir : et s'ils ne s'arrêtaient pas ? et s'ils ne lui obéissaient pas ? Bon, d'accord, il portait un uniforme, mais quand même, ce n'était que lui à l'intérieur et le lui en question n'avait jamais été très fort pour imposer son autorité. D'ailleurs il se demandait même, en cet Instant Fatidique, pourquoi il avait décidé d'entrer dans la police : comment donner des ordres aux simples citoyens quand même votre nièce de six ans parvient à vous obliger à faire tout ce qu'elle veut, sans même prendre la peine de passer par la case "cajôleries" ? Mouais. Donc, le voilà, lui, Marcus Dugland, dans un uniforme aussi démesuré pour lui que son prénom pour son nom de famille et créant le même effet de contraste ridicule, il en était sûr. Il s'attendait presque à entendre déjà les mêmes ricanements et moqueries qu'autrefois, dans la cours de récréation. Maaaaarcus ! Maaaaarcus ! Réveille-toi !
Le rétroviseur d'un conducteur énervé et appuyant brusquement sur le champignon le frôla ; Marcus fit un bond en arrière. Hum. Il était temps d'y aller. Il s'approcha à nouveau doucement de la chaussée, puis son pied gauche quitta lentement le sol, s'avança et... revint aussitôt à son point de départ : le gauche, ça pourrait porter malheur. A son tour, le pied droit s'éleva et s'avança au-dessus du filet d'eau sale qui coulait dans le caniveau pour se perdre dans la bouche d'égoût toute proche. Ce filet d'eau paraissait un fleuve, mais le pied franchit quand même son petit mètre, suivi immédiatement après par son compère. Une fois fait le premier pas, les suivants furent d'autant plus facile que le feu passa au rouge. Toutes les voitures s'arrêtèrent et Marcus put s'imaginer qu'elles le laissaient respectueusement passer.
Ensuite, tout fut nettement plus évident. Etant donné qu'aucun automobiliste n'allait redémarrer brusquement pour l'écraser avec sauvagerie, notre îlotier se planta là, le dos résolument tourné aux véhicules, observa le feu à sa droite passer à l'orange, puis au rouge, et daigna enfin s'écarter afin que les autres puissent avancer. Il attendit que son propre feu passe à son tour à l'orange et que les voitures commencent à freiner pour s'avancer et leur donner l'ordre de faire ce qu'elles faisaient déjà : s'arrêter ; courageux, mais pas téméraire. Le carrefour était toujours aussi embouteillé, mais l'Ordre règnait à son feux. Non mais. Le reste, c'était le problème des autres.
C'est alors qu'une Pensée Funeste S'Empara de lui : et si un accident survenait ? Si une voiture de droite ne respectait pas le rouge et percutait de plein fouet une des siennes ? Il y aurait un carambolage monstrueux, de la tôlé froissée partout, voire, pire, des blessés, des morts ! Et il faudrait appeler les secours et essayer de faire se ranger tous ces véhicules qui, en plus, seraient incapables même de reculer et les pompiers seraient bloqués loin du carrefour et ils devraient venir à pied, en zigzagant entre les machines, et ils ne pourraient quand même pas atteindre le lieu de l'accident, parce que tout serait archi coincé, et ils jureraient et se plaindraient au commissaire et le commissaire saurait très vite qui était l'officier chargé de réguler le trafic à cet endroit et...
Marcus sentit des gouttes de sueur dégouliner le long de son dos et mouiller désagréablement sa chemise en quelques minutes. Seigneur ! mais c'était donc l'enfer, ici ? Il commença à rester, insensiblement, de plus en plus longtemps en place, au milieu de l'avenue, alors que son feu était passé au vert. Il n'osait surtout pas s'avancer avant qu'il soit sur le point de passer au rouge : et si, le blessé, c'était lui ? Encore pire : il n'y aurait même plus quelqu'un pour appeler les secours, essayer de faire se ranger les voitures pour que les pompiers atteignent l'accident, etc., etc., etc. La seule faiblesse de son plan était que, d'une seconde de plus en une seconde de plus, il finissait par empêcher de plus en plus longtemps les conducteurs de passer, alors que le feu était vert. Même que ça commençait à klaxonner sec derrière lui, d'abord d'assez loin, puis de plus en plus rapproché. Lorsque la voiture juste devant laquelle il se tenait lui klaxonna aux fesses d'un air très "dégage de là et cesse d'emmerder le peuple", il effectua une habile translation et décida que, finalement, le trafic se régulait très bien tout seul grâce aux feux et que se tenir dans le passage ne servait à rien, à part lui donner la possibilité d'éventuellement utiliser son beau sifflet.
Et puis il pensa aux piétons : la plupart du temps, les accidents, c'était eux qui les déclanchaient. C'était vrai, ça : à la télé, c'était presque tout le temps des piétons qui restaient sur le carreau ; ils traversaient sans faire attention et se faisaient renverser. Marcus se mit alors à scruter les trottoirs avec une attention redoublée d'angoisse. Et, il faut bien le dire, pour cela, Marcus avait un don : il faisait la différence, en un seul rapide coup d'oeil, entre le pedes insanus et le pedes Parisiacus. A peine étaient-ils entrés dans son champ de vision qu'il savait immanquablement à quelle catégorie ils appartenaient. Comme ça. Tout d'un coup. Un vrai Don du Ciel. D'ailleurs, là, précisément, il en avait repéré un à l'air pas très malin ou un peu distrait qui s'avançait d'un pas que la détermination ne caractérisait pas. Lui, là, celui-là, il allait lui claquer entre les doigts ; c'était sûr. C'était même pire qu'un piéton fou : c'était un touriste. Lentement, il émergeait de derrière le panneau indicateur : sandales, chaussettes, short, sac banane, chemisette, casquette. Un touriste. Un vrai. Manquait plus que le plan de Paris dans la main, mais on l'apercevait dépassant déjà de la poche arrière. Marcus s'approcha de lui en prenant toutes les précautions possibles et inimaginables : pas de loup, marche sur des oeufs, rapidité du sphinx et, surtout, vent dans le dos. Lorsqu'il fut assez près, il avança lentement la main, tendit le bras, se déboîta presque l'épaule ( "je le savais que j'aurais dû m'approcher encore un peu...!" ) et... agrippa le col du type, juste au moment où celui-ci allait s'élancer joyeusement sur la chaussée, sous les roues d'une berline. Le malheureux manqua de s'étrangler et, sous la Violence du Choc, se retrouva les quatre fers en l'air, mais, au moins, vivant. La dignité du policier, elle, était loin de se porter aussi bien : dans le feu de l'action, il avait marché sur son lacet défait, basculé lui aussi et son honorable postérieur croupissait à présent dans une flaque quelque peu boueuse. Elle se portait même d'autant moins bien que la scène avait eu un Témoin. Le serveur, en effet, s'était une fois de plus arrêté un instant pour observer le Monde autour de lui et avait très vite repéré le manège de l'îlotier. Quand il les vit tous les deux par terre d'un air ahuri, il fut pris d'un tel fou rire qu'il trébucha, rentra dans un de ses collègues et renversa son plateau... sur mademoiselle Karentédouze. Cette dernière protesta violemment, se leva, ainsi que son amie, et quitta ce Lieu de Perdition où, décidément, il n'était vraiment plus possible de rien faire, à plus forte raison de tenir une Conversation Civilisée. Tout ça, de toute façon, c'était la faute du type de l'affiche.

samedi 31 mai 2008

L'agonie du vieux gréement




Le vieux gréement n’avait pas prévu la tempête. Le temps n’était certes pas au beau fixe lorsqu’il avait appareillé, mais rien n’annonçait que tout allait empirer. Quand il devint évident que les éléments étaient sur le point de se déchaîner, il était déjà entouré d’immensité. Il fit alors mettre toutes ses voiles en panne, fermer toutes ses écoutilles ; chacun se prépara à affronter ce qui devrait être un sacré coup de vent. Mais l’attente dura... Le ciel était noir et lourd ; des nuages monstrueux et énormes étouffèrent le faible soleil du matin. Le vent froid faisait frissonner la mer et liserait d’écume des vagues ni tout à fait inoffensives, ni tout à fait menaçantes. La vie sembla retenir son souffle et s’arrêter... Les marins scrutèrent longuement l’horizon, avec un mélange de peur et d’appréhension, puis finirent par se convaincre que ce n’était pas pour maintenant. Ils arriveraient à destination et trouveraient un abris avant le dernier grand chambardement de la saison. Les voiles recommençaient à se déployer dans le ciel lorsque le vent se leva tout à fait. Les flots se creusèrent. Quelques-uns de ceux qui avaient grimpé aux mâts furent précipités par surprise dans l’océan ; les autres se laissèrent glisser promptement jusqu’au pont. Un poids énorme s’abattit sur les têtes et chacun regagna son poste. Il fallait sauver le navire.

Mais la tempête avait porté le premier coup. Les rafales s’engouffrèrent avec furie dans les huniers. Les voiles se déchirèrent. Le bateau gîta. Les vagues furent près d’atteindre la taille du grand mât. Des tombereaux d’eau déferlèrent sur le pont. Tout y fut balayé. Les cales furent un instant noyées. Des montagnes liquides se dressaient de chaque côté ; devant, derrière ; à perte de vue. S’ils avaient jamais cru en un quelconque dieu, ils auraient vu Neptune qui s’acharnait sur eux. Après un premier mouvement de colère froide, la tempête redoubla. La pluie cingla le gréement et les ensevelit. Le vent hurla ; le bois gémit. Le ciel était si noir qu’il faisait presque nuit. Tous les mâts furent emportés dans un affreux craquement, sauf un, le plus grand, qui résista par on ne savait quel prodige. Il se dressait, fier et droit, au milieu du chaos, comme un défi aux éléments en furie et à tous ces efforts déployés sans pouvoir le briser. Ses lambeaux de voile blancs ressortaient, irréels, sur l’obscurité omniprésente. Un souffle glacé les agitait. La houle faisait trembler le navire. On ne savait plus très bien si c’était la pluie ou les vagues déferlantes qui martelaient le pont. Le monde était violence et mouvement ; le bateau, cris et humidité ; l’air semblait une stèle bien lourde à soulever.

Bientôt, ce ne fut plus du courage, mais de l’obstination qu’il fallut pour rester sur le pont. Pourtant, pas un homme ne songea à déserter son poste. Pas un ne se terra pour attendre la fin, le calme final, l’engloutissement. Ou le salut. Chacun arrimait, souquait, écopait, à sa place malgré le vent, la pluie, la mer, malgré le pont glissant, les cordages traîtres et le bateau qui partait en morceaux. Ils voyaient leurs camarades, qu’ils aimaient, respectaient, connaissaient souvent depuis l’enfance, emportés brusquement par une vague. Mais ils ne bougeaient pas. Ils sentaient la mort omniprésente rôder aux alentours et tourner au-dessus de leurs têtes, parmi les bourrasques. Cependant, ce n’était que pour amortir le choc des vagues qu’ils courbaient l’échine. Tous, ils se battaient pour leur vie, celle du voisin, et trouvaient encore le courage de scruter le ciel et l’horizon, dans l’espoir d’une accalmie ou de cette terre qui se dérobait sans cesse à leurs yeux. Le barreur, tout particulièrement, faisait preuve d’un quasi-héroïsme en restant au gouvernail. C’était un des endroits les plus exposés ; on ne savait comment il n’avait pas déjà été emporté. Le capitaine, avant de disparaître dans la houle, était allé le voir. L’homme avait déclaré que tant que le bateau tenait bon, il devait être là. Lâcher la barre était comme une désertion dans le pire des moments, celui où personne ne pouvait le remplacer. Alors il essuyait rafale sur rafale, vague sur vague. L’eau le transperçait jusqu’aux os et l’empêchait souvent de regarder droit devant lui. Mais il ne bougeait pas. Quand la tempête redoubla de rage, il s’agrippa simplement un peu plus à sa barre.

Et soudain, alors que tout espoir semblait perdu, alors que les hommes ne se démenaient plus pour sauver leurs vies, mais pour repousser l’instant fatal, alors un marin s’écria : "Terre ! terre !" et cette annonce millénaire leur regonfla le coeur. Le bateau remonta lentement le lourd dos liquide, vacilla, et redescendit gravement la pente des flots. Le rideau de pluie devint moins épais, s’écarta, puis retomba de nouveau de tout son poids sur leurs épaules. Les hurlements du vent diminuèrent, se suspendirent, et une fraîche brise se fraya un chemin jusqu’à leurs visages. L’instant d’avant, ils étaient froids, aussi durs que des pierres, tant les gestes mécaniques de la survie les absorbaient ; leurs joues reprirent un semblant de couleur. Une seconde. Rien qu’une seconde. On recommença de s’activer. Car un nouvel espoir, un espoir incroyable les animait tous à présent et les murs d’eau qui s’élevaient puis s’écroulaient sur eux ne leur semblaient plus aussi définitifs. La tombe mouvante devenait un chemin qui les mènerait là où ils devaient aller. On chargea le canon de tempête avec le peu de poudre qui était encore sec et on le fit tirer à la remontée suivante. Rien. On tenta un deuxième essai, tant bien que mal, et on souffla dans la corne de brume. L’attente pesait sur toutes les poitrines ; ils s’usaient les yeux à force de regarder le seul point fixe de leur univers. Mais rien. Tout restait silencieux et leur tournait le dos. A la troisième tentative, la mer emporta tout.

Le bateau se mit alors à tanguer de plus en plus. Le bois craqua horriblement et se brisa juste au niveau de la ligne de flottaison. L’eau entra à flot dans les cales et noya définitivement tout ce qui s’y trouvait. Ceux qui étaient à l’intérieur, à cause du vacarme universel, ne savaient pas ce qui s’était passé. Ils remontèrent sur le pont un grand nombre de marchandises, qu’ils jetèrent à la mer pour alléger le navire. Ils ne virent pas tout de suite que leurs camarades ne faisaient plus mine de se battre. Ce furent les vieux, ceux qui avaient bourlingué dans tous les coins du monde, qui, les premiers, comprirent. Peu à peu, tous cessèrent de s’agiter. Il ne resta bientôt plus qu’un jeune mousse d’à peine seize ans, qui persista à vouloir jeter des ballots en offrande à l’Océan. Un des plus âgés vint lui mettre la main sur l’épaule, sans rien dire, et il s’arrêta, comme les autres, lançant au ciel un regard rageur. Alors un bruit affreux se fit entendre, un cri provenant des profondeurs de la terre, une plainte causée par la douleur la plus vive. Le mât, ce grand et beau mât qui avait vaillamment résisté jusqu’ici, se mit à trembler de tout son long. Il tenta une dernière fois de se tenir droit, mais ne put soutenir plus longtemps la charge des éléments déchaînés. Il fut soudain violemment arraché à la base par un vent dont les hurlements devinrent triomphants. Une vague immense, plus haute que tout ce qu’ils avaient pu affronter auparavant, se dressa au-dessus d’eux ; la brise cessa ; les voiles et les cordages se balancèrent un instant dans le vide. La gigantesque dalle d’eau retomba sur eux.

Lorsqu’ils furent engloutis, le barreur était toujours fermement attaché à son gouvernail.

Jeff Buckley, "Hallelujah"


Découvrez Jeff Buckley!



I heard there was a secret chord
That David played and it pleased the Lord,
But you don't really care for music, do you ?
Well, it goes like this the fourth, the fifth,
The minor fall and the major lift,
The baffled king composing hallelujah...

Hallelujah...

Well your faith was strong, but you needed proof,
You saw her bathing on the roof,
Her beauty and the moonlight overthrew you.
She tied you to her kitchen chair,
She broke your throne and she cut your hair
And from your lips she drew the hallelujah...

Hallelujah...

Baby, I've been here before,
I've seen this room and I've walked this floor,
I used to live alone before I knew you.
I've seen your flag on the marble arch,
But love is not a victory march,
It's a cold and it's a broken hallelujah...

Hallelujah...

Well, there was a time when you let me know
What's really going on below,
But now you never show that to me, do you ?
But remember when I moved in you
And the holy dove was moving too
And every breath we drew was hallelujah...

Hallelujah...

Well, maybe there's a god above,
But all I've ever learned from love
Was how to shoot somebody who outdrew you.
It's not a cry that you hear at night,
It's not somebody who's seen the light,
It's a cold and it's a broken hallelujah...

Hallelujah...

dimanche 27 avril 2008

La vieille compagne



Une pièce, plongée dans l’obscurité. Seule la clarté de la lune dessine sur le sol la croisée d’une fenêtre dont les carrés se détachent sur la pénombre. Deux sombres silhouettes, l’une recroquevillée sur elle-même, peut-être assise sur un sofa, là-bas, contre le mur, et l’autre debout, raide et droite.

"Elle est là, je vous dis qu’elle est là... Avez-vous bien refermé la porte ? Oui, je la vois parfaitement close. Tant mieux, merci... Elle est ici, j’en suis sûr. Elle peut se cacher partout, dans les moindres interstices. Il lui suffit d’un trou de souris, d’un entrebâillement de porte pour qu’elle s’y glisse. Elle me traque, elle me chasse, elle me suit. Etes-vous sûr d’avoir bien refermé la porte ? Ne voudriez-vous pas aller vérifier ? Je me sentirais beaucoup mieux si vous le faisiez... Non ? Vous ne bougez pas... Tant pis. Tant pis pour moi. Pour vous aussi. Si elle est entrée avec vous, nous n’aurons plus de repos. Peut-être vous épargnera-t-elle comme elle l’a fait avec moi, au début. Vous avez de la chance, après tout ; vous pouvez aller où vous voulez sans qu’elle vous accompagne. Mais pour moi, c’est différent ; elle est toujours là, elle me guette... Elle n’attend qu’un faux pas de ma part pour me sauter dessus. Ce qu’elle aime, c’est me torturer longuement, me faire souffrir pendant des heures jusqu’à ce que je sente mon coeur près de s’arrêter. Alors elle est comme un animal repu : elle se retire lentement, elle en a eu assez pour cette fois… Vous savez, ce n’est pas de ma faute si je la perds de vue. J’essaie pourtant de la fixer, chaque fois plus longtemps. Elle finit toujours par disparaître. Elle se change en ombre et s’évanouit comme dans un écran de fumée. J’en ai parfois mal aux yeux tellement je la fixe du regard, pour ne pas perdre sa trace. Elle sait que je n’ai pas la force de soutenir le sien. Il me change en pierre...
Et les fenêtres, vous avez pensé aux fenêtres ? Je ne dis pas ça pour vous, surtout qu’ici, il n’y en a qu’une. Mais avez-vous pensé aux fenêtres ? Il lui est facile de se glisser par là, aussi facile que pour vous de passer par une porte. Rien ne vaut des volets aux fenêtres et plutôt deux fois qu’une. C’est plein de trous, les fenêtres, plein de vides qui laissent passer l’air. Fermez cette fenêtre, je vous en prie, fermez-la. Je n’aime pas ça, on peut voir l’ombre des nuages qui passent devant la lune. Oh faites-le, par pitié... Rien ne dit que ces ombres ne sont pas elle, elle qui pénètre ici et qui s’approche de moi... Pénètre... Fenêtre... Vous avez vu ? Il n’y a qu’une lettre de différence. C’est par là qu’elle est entrée. Vous le saviez, n’est-ce pas ? C’est pour ça que vous ne bougez toujours pas. Vous savez qu’elle se trouve déjà à l’intérieur, quelque part... Vous êtes courageux, dans un certain sens. Ou plutôt, non : vous êtes fou. Oui, c’est ça, vous êtes fou, fou à lier. Il faut être fou pour rester impassible devant une telle menace. Moi aussi j’ai été fou, mais maintenant je ne le suis plus. Plus du tout, vous pouvez me croire. Je la connais, à présent ; je sais de quoi elle est capable et si vous le saviez vous aussi, vous auriez comme moi le sang qui se glacerait dans vos veines.
Ne croyez pas que je l’aie toujours crainte. Il n’y a rien de plus faux. J’étais jeune, j’étais brave ! Je ne connaissais pas la peur et il n’y avait rien qui puisse m’empêcher de faire ce dont j’avais envie. Regardez ce qu’elle a fait de moi : mes cheveux sont blancs et je suis voûté avant l’heure. Regardez-moi, bon sang ! Ah ça oui, pour une fois, vous obéissez à mes injonctions. Mais m’obéissez-vous vraiment ? Vous ne faites que ça, dans la journée : me regarder, encore et toujours... Vous ne comprenez pas, hein ? C’est pour ça que vous passez votre temps à m’observer, à me scruter. Vous vous demandez ce qui a bien pu m’arriver pour que je devienne comme ça ? Vous feriez mieux de vous méfier ; ça arrive sans crier gare et à ceux qui s’y attendent le moins. Moi, je la voyais frapper les gens tout autour de moi et je me croyais invulnérable. Je bombais le torse, tête haute et marchais droit. C’est sans doute à cause de cela qu’elle a finit par jeter son dévolu sur moi : j’étais une proie de choix, un adversaire à sa mesure... Quelle illusion ! En vérité, j’étais encore plus faible et désarmé que n’importe quel autre. Au début, elle avait un peu de considération pour moi. Elle m’a épié pendant des mois, m’a tourné autour un bon moment, avant de passer à l’action. Elle s’est ensuite approchée de moi, petit à petit, sans faire de bruit. Elle avait dû s’attacher à avoir le vent de face, sinon je l’aurais sentie venir plus tôt et pas au dernier moment, quand il était trop tard. Le plus incroyable, c’est qu’elle ne s’est pas immédiatement jetée sur moi, mais qu’au contraire, elle a cheminé un instant à mes côtés, sans me frapper, le temps que je m’y habitue. Je me croyais fort, je n’avais pas peur ; il était impossible que j’aie peur.
Je vois que mon récit ne vous intéresse pas : vous regardez ailleurs. Je vous l’ai peut-être déjà raconté. Il est vrai que j’explique ce qui m’est arrivé à tous ceux que je rencontre. Pour qu’ils soient sur leurs gardes et qu’ils se méfient. Pour qu’elle ne fasse pas de nouvelles victimes. Que fixez-vous par la fenêtre ? Elle est là ? Elle est là ? Vous l’avez vue ? Elle cherche à se rapprocher ; elle sait que je suis là et elle me veut. Elle a faim et je suis son mets préféré. Mais elle ne viendra sans doute pas tant que vous serez dans cette pièce. Elle n’aime pas les témoins ; elle tourne toujours les choses de manière à ce que le récit même de ses tortures paraisse mièvre et futile. Ah ! Qu’y a-t-il ? Elle rôde, n’est-ce pas ? C’est presque son heure, en effet. Ne partez pas, je vous en supplie. Finalement, c’est peut-être mieux quand vous ne bougez pas. Elle me laisserait sans doute tranquille pour cette nuit. Tenez, je vais continuer à vous raconter mon histoire, pour que vous ne vous ennuyiez pas. Ce n’est pas grave si vous la connaissez déjà. Vous passerez bien ces radotages à mon grand âge...
Elle a donc fini par me tomber dessus. C’était un jour d’été, je m’en souviens très bien. Comme elle choisit pour victimes ceux qui semblent le moins disposés à se laisser faire, elle frappe pour la première fois le jour où, précisément, vous pensiez qu’elle était le moins susceptible de le faire. Je n’ai même pas résisté. C’est idiot n’est-ce pas ? Mais à vrai dire, je ne pouvais ni l’entendre, ni la saisir. Soudain je l’ai sentie venir, arriver tout d’un coup, me secouant de frissons. J’étais incapable de bouger, comme pétrifié sous la violence du choc. La sueur me coulait à grosses gouttes dans le dos ; c’est à peine si je pouvais respirer, tant ma gorge était nouée. Pour un peu, j’en aurais pleuré et je tentais désespérément de me rappeler ce que j’avais fait, lorsque j’étais petit et que je l’avais vaincue. Devant l’affreux vide de ma mémoire, je dus me rendre à l’évidence : je ne l’avais pas vaincue. Je l’avais juste repoussée, circonscrite dans un coin, où elle avait grandi, en attendant patiemment son heure. A présent, elle me fondait dessus, sans pitié, certaine de sa victoire. J’ai bien été obligé de rendre les armes ; que pouvais-je faire contre elle ? Devant les autres, par contre, j’ai eu une certaine réaction de prestance : j’avais tellement l’habitude d’être celui que son courage rend remarquable que je ne voulais pas qu’ils se rendent compte que je n’étais pas différent de n’importe quel passant que l’on croise dans la rue. Ça a sans doute été l’une des plus grandes erreurs de ma vie, car cela lui a permis de me torturer bien plus que si j’avais avoué mon état. Plus je tentais de la dissimuler, plus elle avait d’emprise sur moi. Je devais souffrir en silence, ou pire : en souriant. Je suis bien loin des héros de romans, n’est-ce pas ? Ne me jugez pas ; vous n’avez pas le droit de le faire, vous ne la connaissez pas. Je suis sûr qu’intérieurement, vous riez de moi. Et pourtant vous avez chaque jour sous les yeux le point auquel elle m’a réduit. Je suis tombé plus bas qu’un animal, qu’une bête traquée. Je dois vous dégoûter.
Quel intérêt prenez-vous, à me garder ainsi ? C’est de la fascination malsaine. Je ne sais même plus si vous lui êtes préférable. Vous me dégradez au moins autant qu’elle, en me traitant comme un rat de laboratoire. Vous ne me protégez même pas d’elle... Méfiez-vous ! Quand elle en aura fini avec moi, c’est sur vous qu’elle s’abattra. Elle a des milliers de victimes à sa disposition, mais c’est vous qu’elle choisira, vous, avec votre orgueil et votre suffisance. Vous m’entendez ? Elle vous emportera dans son royaume maudit et vous brûlera à petit feu jusqu’à ce que vous criiez grâce. Mais il n’y aura pas de grâce ; elle ne connaît pas la pitié. Elle ne sait que vous jeter à terre et se repaître de votre terreur. Sous son action, vous passerez de vert à blanc et vous aurez, comme moi, la hantise des portes, des fenêtres, de tous les interstices par lesquels elle pourrait vous atteindre. Et vous aurez beau essayer de mettre entre elle et vous le plus d’espace possible, elle vous retrouvera en un clin d’oeil, parce que l’espace ne peut rien contre elle. Ni l’espace, ni le temps. Même la technique la plus poussée est impuissante. Alors, quand vous aurez épuisé toutes vos ressources, quand vous aurez perdu toutes vos vieilles chimères, sa puissance et les souffrances qu’elle vous infligera seront telles que vous ne pourrez plus dissimuler et votre déchéance s’accélérera. Vous deviendrez comme moi, un homme - mais peut-on encore me donner le nom d’homme ? - sans espoir, sans but, sans vie. Vous errerez, vous cesserez de murmurer, de penser, de sentir. Puis vous ne serez plus qu’un petit tas de chair recroquevillée sur elle-même, un misérable petit tas qui inspirera autant d’horreur que de pitié.
Imbécile que vous êtes ! Imbécile ! Imbécile ! Approchez-vous de moi, afin que vous puissiez voir à quoi vous ressemblerez bientôt ! Je suis votre miroir, votre double, votre futur ! Voyez votre destinée ! Vous n’y échapperez pas ! Il vous sera impossible d’y échapper ! Quoi ? Que faites-vous ? Vous partez ? Non ! Non ! Je vous en prie ! J’ai encore tant de choses à vous dire ! Vous devez m’écouter ! Vous devez m’aider ! Sitôt que vous serez hors de cette pièce, elle s’avancera vers moi, d’un air menaçant, et elle me torturera à nouveau sans fin ! Elle m’arrachera les entrailles ! Elle me crucifiera ! Elle a eu même celui qui a été en croix ! Je vous en prie ! Restez ! Je vous promets que je serai sage, que je serai raisonnable ! Je ferai tout ce que vous me prescrirez ! Je vous obéirai ! Regardez ! Elle est là ! Elle est là ! Ses yeux jaunes brillent dans l’ombre, elle est prête à bondir ! Voyez comme elle se ramasse sur elle-même ! Je vous en prie, restez ! Restez et sauvez-moi ! Vous n’avez pas le droit de m’abandonner comme ça ! C’est contre votre conscience professionnelle, contre le serment que vous avez prononcé ! Vous devez me sauver ! Ça ne relève même plus de vous, mais d’une instance supérieure ! Par pitié ! Non ! Non ! Je vous en prie, docteur ! Délivrez-moi de ma peur ! >>

Mais le praticien s’en alla sans un bruit.