mardi 17 novembre 2009

"Trois femmes puissantes" Marie Ndiaye : un début magistral, qui perd ensuite un peu de son souffle en tombant dans le bien connu.

Suite de mes achats goncouresques : "Trois femmes puissantes" de Marie Ndiaye.

Je vous avoue que je ne sais pas vraiment quoi en penser, d'où ce post qui se fait attendre et que j'aurais voulu idéalement publier samedi dernier. Les précautions préliminaires sont les mêmes que pour Beigbeder, étant donné que ma lecture de Rosie Carpe est lointaine et ne m'a pas laissé plus qu'un vague souvenir.

Pour commencer à nouveau avec les indications de genre, l'oeuvre est sous-titrée "roman", mais s'en compose de trois en réalité, voire de trois nouvelles, vu la taille de chacune des parties. Etant donné qu'il existe un lien très ténu entre les trois différents personnages, ainsi que plus ou moins une communauté de sujet, il est sans doute possible d'argumenter dans le sens d'une unité de l'oeuvre, j'en laisse le soin à d'autres.

Il s'agit à chaque fois de personnes prises à un moment crucial de leur vie : Norah retrouve son père après de longues années passées sans le voir, dans la rancoeur ; Rudy vit sans le savoir une journée qui sera décisive pour sa famille et lui ; Khady Demba est obligée de suivre la route des immigrés sénégalais vers l'Europe. Le début se fait toujours in medias res, au point que la première partie commence par la conjonction "et" : cela donne l'impression que l'histoire a commencé depuis bien longtemps et que nous la prenons en marche et, de fait, l'histoire entre Norah et son père est déjà très longue, on s'en rend assez vite compte.

Le style est à la hauteur de ce qui raconté et dépasse de loin celui de Beigbeder : là où ce dernier se contente d'aligner les mots, Ndiaye, au contraire, les fait entrer en résonnance et acquiert dès lors une remarquable profondeur. Elle alterne deux types de phrases : relativement courtes durant les passages de récit, avec des retours à la ligne assez nombreux, qui lui permettent à la fois de casser le rythme, accélérant ainsi la narration, et de mettre l'accent sur certaines phrases ; dans les descriptions, au contraire, les phrases s'allongent de plus en plus, deviennent parfois étouffantes à force de longueur, d'autant qu'elles comportent peu de virgules, qui permettraient de reprendre haleine.

Soyons clairs : la première partie, celle qui met en scène Norah, est, à mon avis, franchement excellente. Non seulement les phrases mettent en scène l'étouffement que ressent la jeune femme, mais le déploiement de leurs volutes installe peu à peu des contrastes tout à fait réussis. Pour vous donner un exemple, je vais vous citer le premier paragraphe :

"Et celui qui l'accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison de béton, dans une intensité de lumière soudain si forte que son corps vêtu de clair paraissait la produire et la répandre lui-même, cet homme qui se tenait là, petit, alourdi, diffusant un éclat blanc comme une ampoule au néon, cet homme surgit au seuil de sa maison démesurée n'avait plus rien, se dit aussitôt Norah, de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si mystérieusement constante qu'elle semblait impérissable."

La phrase est longue, très longue, même dans ses propositions prises séparément, et surtout, le père, qui semblait, au début du paragraphe, presque en majesté, avec cette lumière si aveuglante qui émane de lui, se révèle, à la fin, sous le signe d'une surprenante déchéance.

Cette première histoire est d'une profondeur parfois vertigineuse et nous plonge dans les racines de cette famille qui a explosé bien des années avant que Norah ne retourne chez son père. On regrette même qu'elle s'arrête comme ça, en pleine action, et on aurait bien envie de connaître la suite.

La troisième n'est pas mal non plus, avec ce personnage de jeune femme qui peine à penser et à prendre le contrôle de sa vie et qui se retrouve sur le chemin de l'immigration vers l'Europe un peu malgré elle.

La deuxième, par contre, est un peu bateau, en ce sens qu'on retrouve l'habituelle focalisation interne accompagnant un personnage en errance psychologique, avec des phrases qui ne s'allongent plus par profondeur, mais par multiplication d'annotations rappelant qu'il s'agit là des pensées du personnage principal. C'est, hélas, la plus longue et, je dois l'avouer, je me suis franchement ennuyée. La troisième souffre de cela aussi mais sensiblement moins.

Ce qui est par contre génial, et sauve même la deuxième partie de l'oeuvre, c'est que, à la fin de chacune d'elles, Ndiaye a ajouté un court paragraphe qu'elle a intitulé "contrepoint" : après des pages et des pages centrées sur un seul personnage, la focalisation change brutalement de point central ; pour reprendre l'exemple de la première partie, on se retrouve tout d'un coup dans la tête de ce père qui, quelques lignes auparavant, se dessinait comme la figure du Mal suprême. Ce sont des moments de concentration qui surprennent même lorsqu'on arrive au troisième d'entre eux et qui remettent en perspective toute l'histoire qui vient d'être racontée.

Je me suis donc peut-être ennuyée en lisant la deuxième partie, mais la première est vraiment excellente, tout comme le sont ces contrepoints, et, en ce qui me concerne, cela m'a donné envie de me remettre à ma propre prose.

samedi 7 novembre 2009

"Un Roman français" Frédéric Beigbeder : portrait de l'artiste en figure proustienne.

D'habitude, je n'achète pas les livres qui obtiennent un prix littéraire (sauf, éventuellement, les Prix Nobel de littérature, mais c'est l'ensemble d'une oeuvre qu'ils couronnent et non une oeuvre en particulier) : c'est commercial, médiatique et ce n'est presque jamais décerné en fonction de la véritable valeur littéraire du livre en question (je vais vous poser la question que nous avait posée notre prof de français en hypokhâgne : "Vous pouvez me citer plus de trois Goncourts dont on se souvient encore aujourd'hui pour leur valeur littéraire ?").

Mais cette fois-ci, allez savoir pourquoi, j'avais envie. Je suis donc ressortie de chez Gibert Joseph avec Trois femmes puissantes, Un Roman français et le premier tome des Mythologiques de Lévi-Strauss (mais ça, ça peut aussi plus ou moins compter pour du boulot :p). J'avais quand même un peu mauvaise conscience en faisant la queue à la caisse, comme si j'étais en train de faire quelque chose de honteux ("Rrrhahahaha !!! Espèce de mouton médiatique !!!"), surtout à cause du livre de Beigbeder : Ndiaye est un bon écrivain que j'ai déjà lu (même si je n'ai pas souvenir d'avoir adoré Rosie Carpe) et Lévi-Strauss... d'accord, c'est la honte de commencer à le lire parce qu'il est mort, mais bon, c'est quand même Lévi-Strauss et j'ai l'excuse (bidon, je le reconnais) de ne pas faire de l'ethnologie ou de la sociologie.

Histoire de Cuver ma Honte, j'ai donc commencé par l'Objet de ma Vergogne. Et je me suis rendue compte, après lecture, qu'il n'y avait pas de quoi rougir.

Je précise tout de suite deux choses : 1) je ne suis (très manifestement) pas critique littéraire et 2) je n'ai lu aucun des ouvrages antérieurs dudit Beigbeder ; j'ai entendu dire que ce livre était sans doute le meilleur qu'il ait écrit jusqu'ici, je ne peux pas le confirmer. Sur ce, je me lance.

Beigbeder, pour moi, c'était surtout le gars qui vend des bouquins en écrivant sur des sujets trash qui font vendre ; donc, a priori, plutôt suspect, parce que, lorsqu'on a besoin de mettre du cul et de la coke dans son livre pour qu'on en parle, c'est qu'il y a quelque chose d'autre qu'il faut compenser et qui, normalement, aurait dû faire sa réputation : le talent d'écrivain. Ici, il y a la Fameuse Histoire de l'arrestation en flagrant délit de sniffage de coke, ce qui fait que c'est là-dessus que les journalistes ont insisté (à ce qu'il m'a semblé) au moment de la parution du bouquin. Mais bon, comme très souvent, ce qui ressort de la presse n'est que la partie émergée de l'iceberg ; il faut manger, aussi, et on mange manifestement mieux en mettant du cul et de la coke en première page, même à propos d'un livre.

Passons donc au bouquin proprement dit, ça changera. Un Roman français se présente comme une autobiographie : Beigbeder prend l' "occasion" (j'avoue, le mot est mal choisi, vu le caractère insupportable et éprouvant de ce qu'il décrit) de sa garde-à-vue pour se mettre en scène en train de se remémorer, dans sa cellule, son enfance et l'histoire de sa famille. Le récit est à la première personne, il parle de gens qui existent ou ont existé, d'événements présentés comme vécus (et comme la détention l'a effectivement été, on n'est pas tenté de douter du reste), bref les conditions d'un récit autobiographique (le mot est d'ailleurs écrit dans l'ouvrage).

En même temps, il est sous-titré "roman" sur la couverture et sur la page de garde et il ne faut pas non plus l'oublier, bien que cela n'aille pas à l'encontre de la posture autobiographique revendiquée. Ce qui est plus ou moins romancé, c'est la situation : dans le premier chapitre, Beigbeder explique qu'il n'a aucun souvenir de son enfance, qu'il fait semblant en acquiesçant lorsqu'on lui dit "Tu te souviens ?" et qu'il écrit donc sur son passé et celui de sa famille pour essayer de se souvenir. Il le dit d'ailleurs à plusieurs reprise : l'écriture permet de se souvenir et, surtout, de ne pas oublier. C'est cette posture d'amnésique qui est fictive : elle a peut-être eu une réalité, mais, au moment de la rédaction de son livre, Beigbeder se souvenait manifestement très bien de son enfance, la composition de cette oeuvre en témoigne.

Elle s'ouvre sur un prologue relatant la mort de son arrière-grand-père pendant la première guerre mondiale, ce "preux chevalier" tué à 37 ans, dont on ne sait si c'est lui qui est qualifié de "jeune homme" ou une photo de lui prise lorsqu'il était effectivement un jeune homme (on a beau ne pas être vieux à 37 ans, on n'est quand même pas un jeune homme). Cette hésitation introduit dès le départ un des thèmes dominants de l'oeuvre : le problème de l'âge. Ce livre ("roman" n'est pas vraiment approprié, même en pirouette finale sur l'air du "oui, mais ça, je l'ai inventé, d'ailleurs c'est écrit sur la couverture !" : autobiographie, oui, mais pas sans filet) se présente en effet comme le passage assez tardif de l'adolescence à l'âge adulte, ou plutôt l'acception, enfin, du fait d'être un adulte, le séjour en garde-à-vue agissant comme déclencheur d'une brutale prise de conscience. Beigbeder le reconnaît dès le récit de la fameuse soirée qui déboucha sur l'arrestation : ce soir-là, il cherchait à "cach[er son] âge dans [sa] barbe et [son] imperméable noir" et qualifie ses sorties nocturnes de "sport des vieux qui refusent de vieillir".

C'est donc le récit d'une sorte de métamorphose qui s'annonce, métamorphose par la recherche d'une rédemption (nota bene : je me fous de savoir si Beigbeder a effectivement cessé de sniffer de la coke ou non ; ça, c'est sa vie, ça ne me regarde pas et je pense pouvoir mourir sans l'avoir jamais su ; ce qui m'intéresse, c'est ce qui se trouve dans son livre). On le voit très bien en particulier au milieu du bouquin, lors de l'entretien "philosophico-social" avec le premier policier : il tient toujours son discours libertaire "si je veux me détruire, j'en ai le droit, je ne fais de mal à personne d'autre qu'à moi", mais il n'y croit déjà plus.

Qui dit rédemption dit aussi, comme souvent, recherche de la sympathie du lecteur. C'est ce rapport que Beigbeder cherche à installer et il y parvient très bien, entre la description de ses conditions de détention (ce qui nous vaut un chapitre de dénonciation de l'insalubrité du Dépôt, passages tout en capitales à l'appui, que je qualifierai assez ironiquement de "Bienvenue dans le monde réel, mon gars ! Pendant que certains sortent la nuit et se bourrent le nez de coke, d'autres triment et dorment dans la merde !") ou encore le portrait qu'il fait de lui enfant en vilain petit canard éclipsé par un frère parfait et destiné à le rester éternellement puisque, pendant que Frédéric est en taule, Charles reçoit la Légion d'Honneur. Le lecteur est donc plongé dans un bain de sympathie très efficace (ceci dit sans jugement positif ou négatif, même si cela vire parfois au mélodramme : cf. par exemple le titre du premier chapitre "Les ailes coupées", faut quand même pas pousser), d'autant que s'instaure, à certains moments, un dialogue entre l'auteur et lui. Comme Rousseau, Beigbeder le prend à témoin et en profite pour plaider sa cause, c'est un grand classique de l'autobiographie.

Car, comme pour toute autobiographie, il s'agit aussi d'expliquer comment Frédéric est devenu Beigbeder, comment il en est venu à se retrouver dans cette immonde cellule de garde-à-vue et par là, à écrire ce livre. En vérité, ce qui se cache aussi derrière ce thème, là encore comme pour toute autobiographie d'écrivain, c'est également comment il en est venu à écrire tout court. Cette question n'est pas abordée explicitement, mais elle est tout de même bien présente et c'est là que Beigbeder commence à pécher, si je puis me permettre : ce qui se dessine en effet derrière tout cela, ce sont en effet les poncifs habituels de l'écrivain mal aimé, malheureux, vilain petit canard pendant son enfance, en particulier lorsqu'il parle de ses amours déçues pour les deux filles du garde-barrière, qui n'avaient, elles, d'yeux que pour son frère ; le chapitre s'intitule, avec beaucoup d'humour, "Le râteau originel", mais il ne se termine avec "si vous m'aviez aimé d'emblée, aurais-je écrit ?" : impossible de faire plus cliché, presque tous les τόποι y passent, hélas...

On sent de fait que Beigbeder est en quête de reconnaissance littéraire. Il y revient même si souvent qu'il faudrait se crever les yeux pour ne pas le voir. D'abord, sur la page de garde, "Frédéric Beigbeder, de l'Académie des Lettres Pyrénéenes" : j'ai déjà dit ce que je pense des académies en général et de l'Académie en particulier, donc je ne me répéterai pas ; mais ça, franchement ! Vu le personnage, ce pourrait être une plaisanterie, une sorte de pirouette pour se moquer de l'Académie, l'autre ; mais étant donné que celle dont il est question ici existe vraiment et, surtout, l'évidence de son souci de reconnaissance, il est à craindre qu'il ne soit effectivement sérieux, ce qui, à mon avis, confine autant au ridicule que "Bidule, de l'Académie Balaisàchiotte".

Si je parle de souci de reconnaissance, c'est parce qu'il y a, à mon avis, une sorte de "désir proustien" dans ce livre, au sens où Frédéric Beigbeder aimerait bien qu'on le rapproche de l'auteur de la Recherche du temps perdu. Bien sûr, il s'en défend lorsqu'il aborde le sujet ("Mmh, ne me mettez pas trop la pression, s'il vous plaît", dit-il à ce moment-là), il n'en demeure pas moins que la référence est là et qu'elle n'est pas innocente : Proust, c'est en effet le dandy mondain qui renonce aux fêtes de la haute société pour se mettre à écrire. Or force est de reconnaître que Beigbeder, par sa famille, par le milieu qu'il fréquente, par l'image qu'il a renvoyée de lui jusque-là, ressemble furieusement à ce dandy. Les allusions ne manquent pas : citation de Ronsard en exergue, dont on apprend ensuite qu'il s'agit d'un poème adressé à l'un des aïeux de l'auteur, nom du château de l'arrière-grand-père mort en 1915 apparaissant, précisément, dans la Recherche (mieux : dans Sodome et Gomorrhe), mais aussi multiples références à la littérature, à des auteurs multiples et variés (cf. en particulier l'énumération des "maîtres" de Beigbeder, tous morts jeunes), aux hauts lieux bien connus de la haute société (en particulier les chapitres sur la période à Neuilly et les promenades au Bois de Boulogne) ; bref, si l'on reprend le tout, ce portrait d'un jeune garçon issu de la bonne société, féru de littérature, découvrant le monde et ne réussissant pas à être heureux en amour n'est pas sans nous rappeler quelque chose : c'est le petit Marcel. On peut même aller plus loin et dire que la madeleine de Beigbeder, c'est sa garde-à-vue.

Le problème, c'est que Frédéric Beigbeder n'est pas Proust. Evidemment, le talent et l'oeuvre de ce dernier sont si gigantesques qu'il n'est pas très juste de comparer qui que soit avec lui, surtout près d'un siècle après : le temps passe, le monde change, le style (cette "vision du monde") des auteurs aussi, on retrouve l'inévitable marronnier du "on ne peut pas écrire comme au début du XXème siècle". Mais quand même.

Le style de Beigbeder est un mélange de références intellectuelles et mondaines, assorties d'allusion à la "culture populaire", si typiques de ce genre de milieu : passer avec une feinte désinvolture de Paul-Jean Toulet au gendarme de St Tropez, c'est tellement chic, tellement "mais oui, mon cher, moi aussi j'ai quelques goûts "populaires" et je ne m'en cache pas...!" Grand fou, va ! Ces références "insolites" ont manifestement pour but de rehausser le style dominant du texte, en créant des "aspérités", et elles sont parfois introduites avec suffisamment d'ironie et d'auto-dérision pour qu'on en sourie, voire qu'on rie franchement. Mais elles ne parviennent pas à donner de la profondeur au texte, qui reste désespérément plat et sans épaisseur : les mots sont alignés les uns derrière les autres, ils ne suivent, mais toujours en ligne droite. A propos du grand-père déshérité pour cause de mésalliance surgit une référence à la demande de divorce de Cécilia Ciganer-Albeniz (notez qu'il ne l'appelle pas Cécilia Sarkozy, ce qui la rendrait trop aisément identifiable par l'homme du commun) : quelle utilité et, surtout, quel sens ? Bien sûr, cette manière d'écrire contribue au style "oral" adopté pour établir un lien avec le lecteur, mais, si seule la communication est visée, sans intention littéraire, alors on ne sous-titre pas son livre "roman" (car c'est aussi ce qui est contenu dans ce mot).

Il faut quand même reconnaître qu'il y a un travail sur le texte. La question des "trous", par exemple, est intéressante : Frédéric Beigbeder explique, au début de son oeuvre, qu'il a des "trous" dans sa mémoire, qu'il oublie toujours tout, qu'il faut être indulgent envers les amnésiques, parce qu'ils ne le font pas exprès. Or son texte aussi est plein de "trous". Une partie est due à ces références au milieu social dont il provient et qui, non explicitées, deviennent quelque chose de flottant, d'autant plus susceptible d'être idéalisé ou, tout du moins, investi par l'imaginaire du lecteur. Je n'ai par exemple aucune idée de qui est le Garcia chez qui le grand-père maternel achetait des espadrilles roses et je m'en fous totalement : ce que je vois, c'est que ce nom dessine les contours d'un monde que son imprécision renvoie, finalement, définitivement au passé, avec tout ce que cela suppose. Le procédé est encore plus voyant lors du récit des conditions de détention : quand il écrit, à un moment, qu'il partage sa cellule avec un schizophrène, la première question qui m'est venue à l'esprit a été "mais comment sait-il que c'est un schizophrène ?", question stupide, je l'avoue, face à une oeuvre littéraire ; on ne le saura d'ailleurs jamais, mais ce genre de "trou" invite à s'impliquer soi-même dans la représentation de la cellule évoquée et contribue ainsi à dramatiser un peu plus la scène, en suivant le cadre mis en place par l'auteur. Cela aussi contribue à la sympathisation du lecteur avec l'auteur. Ces chapitres sur la prison sont visiblement ceux qui ont été le plus travaillés, comme le prouve le début de celui qui s'intitule "Bribes d'arrestation" où Beigbeder tend un bref moment à la prose poétique, à propos de sa tentative de se remémorer son passé, de manière, à mon avis, assez réussie (mais je ne suis pas une autorité en matière de prose poétique). Ces "trous" sont d'autant plus intéressant qu'ils disparaissent peu à peu au fur et à mesure que le narrateur se souvient : il est d'ailleurs assez significatif, de ce point de vue, que Beigbeder se mette, à la fin du bouquin, à expliquer entre parenthèses ces références qui restaient définitivement floues au début.

Mais en vérité, le gros point positif de cette oeuvre, c'est sa composition. C'est là qu'on parvient à une certaine profondeur et à la création d'effets de sens. L'alternance de réminiscences et de retours à la cellule est tout à fait bienvenue et on sent qu'elle n'est pas faite au hasard. Les deux fils se mêlent, s'entre-mêlent et s'enrichissent l'un l'autre en se reflétant comme des miroirs. Ce n'est ainsi sans doute pas par pure contingence si à peu près au milieu du roman apparaissent le chapitre avec le policier dont j'ai déjà parlé et celui relatant le divorce des parents : dans le premier, Beigbeder cesse d'être "un enfant dans le corps d'un adulte" ; dans le second, il devient "un adulte dans le corps d'un enfant". Il y aurait ici tout un travail d'analyse à faire sur les échos et les reflets de l'un à l'autre, qui sont très intéressants. Le dernier chapitre est ainsi un point finale particulièrement réussi.

Par contre, celui annoncé par le titre et repris à la fin de l'oeuvre, la dimension "française", est un flop complet et sent le plaqué par tentative d'enrichissement. Franchement, l'essai de s'inscrire dans une optique d' "histoire nationale" (cf. par exemple l'arrière-grand-père qualifié de "preux chevalier") tombe à l'eau : oui, la famille de Beigbeder a subi les vicissitudes de l'histoire française, mais de là à suggérer qu'elle a eu une évolution type, il ne faut pas exagérer et les éléments ne manquent pas pour voir que, précisément, cette famille n'est pas n'importe quelle famille française. Il aurait mieux valu s'abstenir et ne s'en tenir qu'aux effets de sens internes aux deux parties de la vie de l'auteur mises en miroir.

Ce livre restera-t-il dans l'histoire ? Tout seul, il y a de fortes chances que non, le style étant encore celui d'un intellectuel mondain, Frédéric ne s'est pas changé en Marcel. Mais, s'il s'agit effectivement d'un tournant dans l'oeuvre de Beigbeder, la suite promet d'être intéressante et il y a des chances pour que j'achète son prochain bouquin, sans avoir vaguement honte de le faire au moment de passer à la caisse.

samedi 19 septembre 2009

Les Beaux Quartiers

Et voici la nouvelle promise mi-juillet. Je pensais la mettre très vite en ligne, puis je l'ai trouvée trop statique et finalement non.



Les beaux quartiers



Ce sont de belles maisons. Les murs se dressent, fiers, droits, en calcaire crème. Ils se ressemblent tous, plus ou moins : quatre ou cinq étages, moulures, balcons, rambardes en fer forgé. Ce ne sont que des pierres, comme celles de tous les autres immeubles haussmanniens, mais ces pierres-là ont quelque chose de différent, de particulier : les autres soutiennent, se tiennent et servent d'encadrement aux deux côtés de la rue ; celles-là pèsent, posent, appuient de tout leur poids sur la terre qui leur sert de sous-bassement et cherchent à montrer leur possession. Elles en imposent au passant, pris entre une certaine admiration devant leur élégance et l'impression d'écrasement que produit leur hauteur.

Leur surface blanc-jaune fascine : elle est lisse, sans défaut et, dans la lumière crue du midi, elle renvoie une clarté presque aveuglante qui fait mal aux yeux. Par contraste, l'ombre dispensée par les arbres de l'avenue paraît plus bleue, plus verte, plus sombre. Lorsqu'on s'est avancé en plein soleil pour examiner de plus près ces façades clarissimes, le pas en arrière qui permet de retrouver la protection des feuillages fait l'effet d'une chute dans l'obscurité : pendant un instant, les yeux ne voient plus rien, la forteresse danse en taches brillantes, puis disparaît et ne reste plus que la contre-allée, comme elle est. Au bout de l'avenue Henri-Martin, on aperçoit, à travers une trouée dans les feuillages, d'autres maisons, perdues dans la verdure. On ne se croirait presque pas à Paris

Il n'y a pas de bancs. C'est étonnant, un quartier aussi vert, aussi tranquille, avec des trottoirs aussi vastes, sans bancs. Le passant n'a pas le choix : il a le droit de passer, mais pas la permission de stationner ; le stationnement est réservé aux voitures. C'est étonnant, un quartier comme celui-là, aussi dépourvu de bancs, mais ouvert aux voitures. Ce sont elles qui peuvent profiter de la fraîcheur des arbres ; les étrangers, non. Les parkings sont privés, il n'y a pas de bancs le long des allées ombragées.

Il n'y a pas non plus grand monde, dans la rue. On est en juillet et tout est calme. Les gens sont partis. Les quelques personnes qui circulent encore sont souvent âgées. Dans leurs déambulations, elles ne vous regardent pas lorsque vous les croisez. La chaleur de cette journée d'été et l'absence de mouvement font que le lieu paraît plus qu'endormi : il est figé. Dans sa grandeur. Dans sa richesse. Dans son appréhension, aussi.

Les fenêtres sont vides. Les rideaux ont été tirés pour protéger les pièces de la chaleur et les meubles du soleil. Les reflets éclatants sur la vitre empêchent de bien en distinguer la couleur. Ils attirent pourtant l'attention sur l'ouverture fermée. La rambarde est chauffée à blanc ; à travers les bruits étouffés de la ville, on l'entend presque grésiller. Mais c'est la moulure qui la souligne qui arrête l'oeil : ses volutes ne cessent de s'enrouler sur elles-mêmes, elles en font trop, elles sont dans l'apparence et tentent désespérément de faire oublier qu'elles ne sont que pierre. Elles se torturent, se contorsionnent et parviennent à mettre en avant leur beauté recherchée ; mais elles sont du même matériau, de la même couleur que les blocs qui leur permettent de s'élever au-dessus des frondaisons.

Parfois, la vigne vierge gagne sur le premier ou le deuxième balcon. Parfois c'est la glycine. Habituellement bien tenue, en ces temps estivaux, elle a loisir de déborder, par endroit, quelque peu sur la marquise. Elle commence même un tantinet à se flétrir, à s'oublier et laisse tomber deux ou trois feuilles. La clôture de fer forgé du petit jardin qui, en bas, les reçoit, a été doublée d'une autre, en simple grillage. Un infranchissable bataillon de bambous a remplacé l'épaisseur traditionnelle des thuyas. Ce qui se passe derrière est invisible.

Sur le côté, au bout d'une étroite allée encombrée de feuilles, une petite porte, cachée un peu en contre-bas et accompagnée d'un écriteau : "porte de service".

mercredi 15 juillet 2009

Sidoine Apollinaire, "Carmen II"

Chose promise, chose due, voici un portrait de barbares chez Sidoine Apollinaire et même de ceux qui sont barbares pour les barbares, j'ai nommé les Huns.

Sidoine Apollinaire est un poète gaulois du Vème siècle après, qui a notamment écrit des panégyriques ( i.e. des discours d'éloge ; mais, rassurez-vous, à côté de celui de Pline le Jeune adressé à Trajan, la brosse à reluire de Sidoine, c'est de la roupie de sansonnet ) pour trois empereurs du milieu de ce siècle, Avitus, Majorien et Anthémius.

Le genre du panégyrique est très codifié : on célèbre la naissance du Grand Homme, sa famille, son éducation, etc. et, bien sûr, ses exploits militaires. Pour ce faire, il faut évidemment présenter l'Ennemi comme absolument terrible, d'où de nombreux portraits de barbares chez Sidoine ( il faut penser qu'on est alors au début des Grandes invasions et que la question des barbares est donc très importante ). Ici, les Huns sont présentés comme la Barbarie à l'Etat Pur.

Le style de Sidoine est placé sous le signe du "pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?" Pour le traducteur, il y a parfois vraiment de quoi devenir chèvre. Imaginez un texte précieux ( i.e. en lien avec ce qu'on appellera plus tard la Préciosité littéraire ), mais en latin ! Ceci dit, une fois qu'on l'a étudié, on se rend compte que cet auteur est intéressant, à mon avis moins pour son style que pour sa manière de reprendre les lieux communs et de les adapter à ses besoins. Là, c'est le portrait de barbares, topique en histoire depuis César.


... Sed omittimus istos
ut populatores : belli magis acta reuoluo.
Quod bellum non parua manus nec carcere fracto
ad gladiaturam tu, Spartace vincte, parasti,
sed Scythicae uaga turba plagae, feritatis abundans,
dira, rapax, uehemens, ipsis quoque gentibus illic
barbara barbaricis, cuius dux Hormidac atque
ciuis erat. Quis tale solum est moresque genusque.

Albus Hyperboreis Tanais qua uallibus actus
Riphaea de caute cadit, iacet axe sub ursae
gens animis membrisque minax : ita sub fronte cauernis
uisus adest oculis absentibus ; acta cerebri
in cameram uix ad refugos lux peruenit orbes,
non tamen et clausos ; nam fornice non spatioso
magna uident spatia, et maioris luminis usum
perspicua in puteis compensant puncta profundis.
Tum, ne per malas excrescat fistula duplex,
obtundit teneras circumdata fascia nares,
ut galeis cedant : sic propter proelia natos
maternus deformat amor, quia tensa genarum
non interiecto fit latio area naso.
Cetera pars est pulchra uiris : stant pectora uasta,
insignes umeri, succinta sub ilibus aluus.
Forma quidem pediti media est, procera sed exstat
si cernas equites ; sic longi saepe putantur
si sedeant. Vix matre carens ut constitit infans,
mox praebet dorsum sonipes ; cognata reare
membra uiris : ita semper equo ceu fixus adhaeret
rector ; cornipedum tergo gens altera fertur,
haec habitat. Teretes arcus et spicula cordi,
terribiles certaeque manus iaculisque ferendae
mortis fixa fides et non peccante sub ictu
edoctus peccare furor.


Mais laissons de côté ces autres barbares en tant qu'ils sont des pillards : j'en reviens plutôt aux hauts faits de la guerre. Cette guerre, ce n'est pas une petite troupe qui l'a préparée, ni toi, Spartacus, qui as été chargé de liens et as brisé ta prison pour prendre la tête de gladiateurs, mais la foule errante de la terre scythe, qui regorge de férocité, cruelle, avide, violente, barbare aussi pour les peuples barbares eux-mêmes qui sont là-bas. Son chef et concitoyen était Hormidac. Voici quels sont son sol, ses moeurs et son peuple.

Là où le blanc Tanaïs est conduit à travers les vallées hyperboréennes et tombe des monts Riphées se trouve, sous le char de l'Ourse, un peuple terrible psychiquement et physiquement : les visages même de leurs enfants ont à ce point une horreur qui leur est propre. Une masse ronde s'élève au sommet de leur tête ; sous leur front, leur regard est présent dans deux cavités, car leurs yeux sont absents ; la lumière, conduite dans la voûte cérébrale, parvient à peine aux globes qui la fuient, mais ne sont cependant pas fermés ; car malgré une étroite ouverture, ils voient de grands espaces et les points visibles dans leurs puits profonds compensent l'usage qu'ils feraient d'un oeil plus grand. Puis, pour que les deux narines ne croissent pas trop sur les joues, un lacet attaché autour de la tête les écrase quand elles sont tendres, pour qu'elles cèdent devant les casques : ainsi, à cause des combats, l'amour de leurs mères déforme les enfants, car la surface plate des joues devient plus large lorsque le nez n'est plus en son milieu. Le reste du corps est beau chez les hommes : ils ont une large poitrine, les membres remarquables, le ventre effacé sous leurs flancs. Ils sont certes de taille moyenne lorsqu'ils sont à pied, mais elle paraît haute si on les voit à cheval : ainsi on les croit souvent grands s'ils sont assis. Quand l'enfant, privé de sa mère, se tient debout, un cheval lui présente son dos ; on croirait que ses membres sont les mêmes que ceux de l'homme : tant le cavalier adhère au cheval, comme s'il y était fixé ; un autre peuple est porté par le dos des chevaux, celui-ci y habite. Les arcs arrondis et les flèches leur sont chers, leurs mains sont terribles et sûres ; ils sont toujours certains de donner la mort avec leurs javelots et leur fureur est instruite à faire le mal d'un coup qui n'est pas mal porté.


( Sidoine Apollinaire, Carmen II dédié à Anthémius, vers 235 à 270 )



Bonus gagnant pour les latinistes : je l'ai dit ailleurs, je le redis ici, je paie un pot de beurre de cacahouètes à celui qui sera capable de me représenter précisément la sandale de Roma Bellatrix qui est décrite un peu plus loin dans le même panégyrique. Voici le texte ; bon courage, mes camarades et moi avons été perplexes toute l'année, ce qui pose problème lorsqu'il faut traduire... :p

Perpetuo stat planta solo, sed fascia primos
sistitur ad digitos, retinacula bina cothurnis
mittit in aduersum uincto de fomite pollex,
quae stringant crepidas et concurrentibus ansis
uinculorum pandas texant per crura catenas.


Ce sont les vers 400 à 404.

lundi 13 juillet 2009

Bonaventure des Périers, "Nouvelles récréations et joyeux devis"

C'était la bonne surprise du programme français d'agrèg' : Bonaventure des Périers, auteur du XVIème siècle qui, entre autres choses, a publié un recueil de nouvelles, genre très à la mode à l'époque ( pensez à l'Heptaméron de Marguerite de Navarre ). J'ai une dent contre la médiévale, mais pas contre le XVIème et je dois dire que je me suis beaucoup amusée à lire cette oeuvre. Voici ma préférée toutes catégories ( j'ai explosé de rire dans le train en la lisant ! ) et je ne suis pas la seule à lui décerner la palme...! Voici donc, avec l'orthographe d'époque, la nouvelle 62 :

Du jeune garson qui se nomma Thoinette, pour estre receu à une religion de nonnains et comment elle fit saulter les lunettes de l'abbesse qui la visitoit toute nue.


Il y avoit un jeune garson de l'age de dixsept à dixhuit ans, lequel estant à un jour de feste entré en un couvent de Religieuses en veid quatre ou cinq qui luy semblerent fort belles : et dont n'y avoit celle pour laquelle il n'eust trop volentiers rompu le jeusne : et les mit si bien en sa fantaisie qu'il y pensoit à toutes heures. Un jour comme il en parloit à quelque bon compaignon de sa cognoissance, ce compaignon luy dit : « Sçais tu que tu feras ? Tu es beau garson, habille toy en fille et te va rendre à l'abbesse : elle te recepvra aisément, tu n'es point congneu en ce pays d'icy. »

Car il estoit garson de mestier et alloit et venoit par pays. Il creut assez facilement ce conseil : se pensant qu'en cela n'avoit aucun danger qu'il n'esvitast bien quand il voudroit. Il s'habille en fille assez povrement et s'advisa de se nommer Thoinette. Dont de par Dieu s'en va au couvent de ces Religieuses, ou elle trouva façon de se faire veoir à l'abbesse qui estoit fort vieille. Et de bonne adventure n'avoit point de chambriere. Thoinette parle à l'abbesse et lui compta assez bien son cas : disant qu'elle estoit une povre orfeline d'un village de là aupres, qu'elle luy nomma. Et en effect parla si humblement que l'abbesse la trouva à son gré : et par manière d'aumosne la voulut retirer, luy disant que pour quelques jours elle estoit contente de la prendre : et que s'elle vouloit estre bonne fille, qu'elle demeuroit là dedans. Thoinette fit bien la sage, et suyvit la bonne femme d'abbesse, à laquelle elle sceut fort bien complaire : et quant et quant se faire aymer à toutes les Religieuses : Et mesme en moins de rien elle apprint à ouvrer de l'aiguille : Car peult estre qu'elle en sçavoit desja quelque chose, dont l'abbesse en fut si contente qu'elle la voulut incontinent faire nonne là dedans. Quant elle eut l'habit ce fut bien ce qu'elle demandoit et commença à s'approcher fort pres de celles qu'elle voyoit les plus belles, et de privauté en privauté, elle fut mise à coucher avec l'une. Elle n'attendit pas la deuxiesme nuict que par honnestes et aymables jeux elle fit congnoistre à sa compagne qu'elle avoit le ventre cornu, luy faisant entendre que c'estoit par miracle : et vouloir de Dieu. Pour abbreger elle mit sa cheville au pertuys de sa compagne et s'en trouverent bien, et l'une et l'autre : laquelle chose en la bonne heure. Il, dy je, Elle, continua assez longuement, et non seulement avec celle la : mais encore avec trois ou quatre des aultres, desquelles elles s'accointa. Et quand une chose est venue à la cognoissance de troys, ou de quatre personnes, il est aisé que la cinquiesme le sache, et puis la sixiesme : de mode qu'entre les nonnes y en ayant quelques unes de belles et les aultres laydes, ausquelles Thoinette ne faisoit pas si grande familiarité qu'aux aultres : avec maintes aultres conjectures, il leur fut facile de penser que je sçay pas quoy. Et y firent tel guet qu'elles le connurent assez certainement : et commencerent à en murmurer si avant, que l'abbesse en fut advertie, non qu'on luy dist que nomément ce fust seur Thoinette. Car elle l'avoit mise là dedans et puis elle l'aymoit fort. Et ne l'eust pas bonnement creu. Mais on luy disoit par parolles couvertes qu'elle ne se fiast pas en l'habit et que toutes celles de leans n'estoyent pas si bonnes qu'elle pensoit bien : et qu'il y en avoit quelqu'une d'entre elles qui faisoit deshonneur à la Religion : et qui gastoit les Religieuses. Mais quand elle demandoit qui c'estoit et que c'estoit, elles respondoyent que s'elle les vouloit faire despouiller , elle le congnoistroit. L'abbesse esbahie de ceste nouvelles, en voulut sçavoir la verité au premier jour, et pour ce faire, fit venir toutes les Religieuses en chapitre. Seur Thoinette estant advertie par ses mieulx aymées de l'intention de l'abbesse, qui estoit de les visiter toutes nues : attache par derrière sa cheville par le bout avec un filet qu'elle tira par derriere : et accoustre si bien son petit cas qu'elle sembloit avoir le ventre fendu comme les aultres, à qui n'y eust regardé de bien pres : Se pensant que l'abbesse, qui ne voyoit pas la longueur de son nez ne le sçauroit jamais congnoistre. Les nonnes comparurent toutes. L'abbesse leur fit sa remonstrance, et dit pourquoy elle les avoit assemblées : et leur commanda qu'elles eussent à se despouiller toutes nues. Elle prend ses lunettes pour faire sa revue, et en les visitant les unes apres les autres, il vint au reng de seur Thoinette, laquelle voyant ces nonnes toutes nues, fraisches, blanches, refaictes, rebondies, elle ne peut estre maistresse de ceste cheville qu'il ne se fist mauvais jeu. Car sus le poinct que l'abbesse avoit les yeux le plus pres, la corde vint rompre : et en desbandant tout à coup la cheville vint repousser contre les lunettes de l'abbesse, et les fit saulter à deux grandz pas loing. Dont la povre abbesse fut si surprise qu'elle s'ecria, «Jesu Maria : ah Sans faulte dit elle, et est ce vous ? Mais qui l'eust jamais cuidé estre ainsi, que vous m'avez abusée ? »

Toutesfois, qui eust elle faict ? sinon qu'il fallut y remedier par patience, car elle n'eust pas voulu scandalizer la religion. Seur Thoinette eut congé de s'en aller, avec la promesse de sauver l'honneur des filles Religieuses.

dimanche 12 juillet 2009

"Feeling good"

Parce que ça fait longtemps que je n'ai pas mis de musique par ici, un petit standard.



Feeling good




Découvrez Nina Simone!




Birds flying high
You know how I feel
Sun in the sky
You know how I feel
Breeze driftin' on by
You know how I feel
It's a new dawn
It's a new day
It's a new life
For me
And I'm feeling good

Fish in the sea
You know how I feel
River running free
You know how I feel
Blossom on the tree
You know how I feel
It's a new dawn
It's a new day
It's a new life
For me
And I'm feeling good

Dragonfly out in the sun
You know what I mean, don't you know
Butterflies all havin' fun
You know what I mean
Sleep in peace when the day is done,
What's what I mean
And this old world is a new world
And a bold world
For me

Stars when you shine
You know how I feel
Scent of the pine
You know how I feel
Yeah freedom is mine
And I know how I feel
It's a new dawn
It's a new day
It's a new life
For me

And I'm feeling good

lundi 6 juillet 2009

Aristophane, "Les Nuées"

Autre texte intéressant que j'ai dû retraduire et qui, je dois l'avouer, m'amuse beaucoup plus que la Théogonie : Les Nuées d'Aristophane. Aristophane est un auteur de comédies athénien de la fin du Vème siècle avant Jésus-Christ. Pour le dire en un mot, il est tout simplement éblouissant. Tout d'abord, il est très drôle, avec un humour assez souvent en bas de la ceinture , mais qui marche à tous les coups. Mais surtout, il fait preuve d'une invention verbale absolument géniale ( qui cause d'ailleurs de sacrées migraines à ses traducteurs ). Ses pièces sont également en prise directe avec l'actualité de l'époque, ce qui fait que c'est souvent grâce à lui que nous avons une petite idée d'à quoi ressemblait le quotidien d'un Athénien aux alentours de 420 et quels étaient les débats et les idées en vogue à ce moment-là. Il écrivait en effet en pleine guerre du Péloponnèse ( durant laquelle les Athéniens et les Spartiates se sont affrontés grosso modo de 431 à 404 ) et se trouvait être un fervent partisan de la paix, ce qui fait qu'il n'hésitait pas à vilipender les va-t-en-guerre de toutes sortes, avec une liberté de ton qu'on a du mal à retrouver de nos jours.

Pour une fois, Les Nuées ne se font pas l'apôtre de la paix, comme les deux premières pièces du comique athénien, Les Acharniens et Les Cavaliers, mais traitent des nouvelles idées en vogue à Athènes sur l'éducation, en particulier de l'enseignement des sophistes. Pour résumer assez grossièrement, les sophistes étaient des professeurs itinérants qui, moyennant finances, proposaient d'enseigner aux jeunes gens l'art oratoire. Un de leurs principaux arguments publicitaires étaient : "grâce à nous, vous pourrez soutenir une chose et son contraire... et vaincre dans l'un comme dans l'autre cas". C'est pour cette raison que Platon leur reproche de faire de tout cela un jeu et de ne se soucier en rien de la vérité, contrairement au vrai philosophe. Dans la pratique, on sait aujourd'hui que les sophistes avaient aussi une pensée propre et qu'ils ne se contentaient pas de faire les marioles en tenant des discours creux et amoraux.

Evidemment, je ne fais ici que résumer très grossièrement la question : si jamais un spécialiste se perd suffisamment pour tomber ici, je précise que je suis tout à fait consciente que c'est beaucoup plus subtile que cela. Ceci dit, si ça intéresse quelqu'un ( on ne sait jamais ), dites-le-moi, je peux développer.

L'intrigue des Nuées est assez simple : Strepsiade, un paysan athénien, est griblé de dettes parce que son fils, Phidippide, est un fan d'équitation, au point de même passer ses nuits à en rêver. Or Strepsiade a entendu parler de l'enseignement d'un certain Socrate ( qu'Aristophane met allègrement plus ou moins dans le même sac que les sophistes ), qui permet de gagner à tous les coups en justice, ce qui l'intéresse d'autant plus que ses créanciers menacent maintenant de porter l'affaire au tribunal. Il essaie d'abord en vain de convaincre son fils d'entrer à l'école des sophistes ( appelée "le Pensoir" ), puis décide d'y aller lui-même. Le passage que je vous présente se situe juste au moment où Socrate fait sa première entrée en scène, assis dans une corbeille suspendue qui descend doucement jusqu'au sol ; Strepsiade était en train de discuter avec un disciple, sur le pas de la porte du Pensoir. Je n'ai malheureusement pas réussi à conserver la répartition typographique des vers entre les différentes répliques, je vous la signale par des "\".


ΜΑ : Αὐτός.

ΣΤ : Τίς αὐτός ;

ΜΑ : Σωκράτης.

ΣΤ : Ὦ Σώκρατης... \ Ἴθι οὗτος, ἀναβόησον αὐτόν μοι μέγα \

ΜΑ : Αὐτὸς μὲν οὖν σὺ κάλεσον * οὐ γάρ μοι σχολή. \


ΣΤ : Ὦ Σώκρατης, \ ὦ Σωκρατίδιον...

ΣΩ : Τί με καλεῖς, ὦφήμερε ; \

ΣΤ : Πρῶτον μὲν ὅ τι δρᾶς, ἀντιβολῶ, κάτειπέ μοι. \

ΣΩ : Ἀεροβατῶ καὶ περιφρονῶ τὸν ἥλιον. \

ΣΤ : Ἔπειτ' ἀπὸ ταρροῦ τοὺς θεοὺς ὑπερφρονεῖς, \ ἀλλ' οὐκ ἀπὸ τῆς γῆς, εἴπερ ;

ΣΩ : Οὐ γὰρ ἄν ποτε \ ἐξηῦρον ὀρθῶς τὰ μετέωρα πράγματα, \ εἰ μὴ κρεμάσας τὸ νὀημα καὶ τὴν φροντίδα \ λεπτὴν καταμείξας εἰς τὸν ὅμοιον ἀέρα. \ Εἰ δ' ὤν χαμαὶ τἄνω κάτωθεν ἐσκόπουν, \ οὐκ ἄν ποτ' ηὗρον * οὐ γὰρ ἀλλ' ἡ γῆ βίᾳ \ ἕλκει πρὸς αὑτὴν τὴν ἰκμάδα τῆς φροντίδος. \ Πάσχει δὲ ταὐτὸ τοῦτο καὶ τὰ κάρδαμα. \

ΣΤ : Τί φῆς ; \ Ἠ φορντὶς ἕλκει τὴν ἰκμαδ' εἰς τὰ κάρδαμα ;



Disciple : C'est Lui !

Strepsiade : Qui, "Lui" ?

Disciple : Socrate !

Strepsiade : Socrate...! Va, toi, appelle-le-moi à grands cris.

Disciple : Appelle-le donc toi même, car je n'ai pas le temps.


Strepsiade : Socrate ! Mon Socratinou !

Socrate : Pourquoi m'appelles-tu, créature d'un jour ?

Strepsiade : Tout d'abord, ce que tu fais, je t'en prie, explique-le-moi.

Socrate : Je marche dans les airs et j'observe de tous côtés le soleil.

Strepsiade : Alors tu regardes de haut les dieux depuis une claie, mais pas depuis la terre, au moins.

Socrate : C'est que je n'aurais jamais découvert correctement les choses célestes, sauf avoir suspendu mon esprit et bien mêlé ma pensée, devenue subtile, dans l'air semblable. Tandis que, si j'étais à terre et que j'avais observé d'en bas ce qui est en haut, je n'aurais jamais trouvé. Non, en effet, mais la terre, par force, attire à elle la sève de la pensée. Ce même phénomène arrive aussi au cresson.

Strepsiade : Qu'est-ce que tu dis ? La pensée attire la sève vers le cresson ?


C'est court, je sais, mais j'ai encore un oral demain ( le grec sur programme, précisément ) et les scènes d'Aristophane sont tellement difficiles à couper que c'est soit ça, soit trois ou quatre pages, et la latiniste que je suis tape très lentement le grec. Si vous en voulez plus, allez voir dans le bouquin !

dimanche 5 juillet 2009

Les derniers des Mohicans et le "style français"

Puisque je suis pleine d'énergie négative et qu'il faut bien que je me défoule sur quelqu'un, c'est l'Académie qui va prendre. Après tout, on est ridicule ou on ne l'est pas et, dans mon cas, j'assume. C'est mal de s'en prendre à des vieillards, je sais, mais outre que "libre aux nouveaux d'exécrer les ancêtres : on est chez soi et on a le temps", ce n'est pas leur âge que je leur reproche, mais leur manière d'écrire.

Car les académiciens écrivent, certes, mais, franchement, pour ce qu'ils écrivent, était-il vraiment besoin de leur mettre sur le dos un habit ridicule ( mais délicieusement folklorique, il est vrai ) et de les monter autant en épingle ?

De fait, les académiciens écrivent à l'image de leur dictionnaire : ils sont chargés de conserver la pureté de la langue française ? leur écriture est, de même, un pur archétype du "style français", voire pire : "de l'esprit français".

Qu'est-ce que l' "esprit français" ? Eh bien, c'est simple : l' "esprit français", c'est ce petit quelque chose de teeeellement spiritueeeel, ces descriptions léchées qui font faux Saint-Simon, ces phrases si polies et repolies qu'elles en perdent tout naturel et deviennent tout ce qu'il y a de plus artificiel : en bref, qui sonnent faux.

Les écrivains de l'Académie n'écrivent pas pour écrire, ils n'écrivent pas pour saisir la vie, pour exprimer par leurs mots quelque chose d'essentiel et de désespérément indéfinissable ; ils écrivent pour ressembler à un standard, à un moule : celui du style français. C'est d'ailleurs pour cela qu'ils sont entrés à l'Académie : ils correspondaient parfaitement au moule et, comme les médiocres ridicules cherchent toujours à rester entre eux et n'admettent donc que leurs pareils pour ne pas risquer de se remettre en question, ils correspondront toujours au moule.

Voilà ce que je me disais il y a quelques mois, en lisant L'Irrégulière d'Edmonde Charles-Roux. Pardon : Edmonde Charles-Roux de l'Académie Goncourt. Oui, je sais, l'Académie et l'Académie Goncourt ne sont pas la même chose, mais, au fond, le diagnostic est le même ( un de mes profs disait très méchamment, mais assez justement : "A part Proust, pouvez-vous me citer un roman "distingué" par le Goncourt dont on parle encore aujourd'hui ?" ).

Je lisais donc L'Irrégulière, parce que j'avais vu Coco avant Chanel et que cela m'avait donné envie de jeter un coup d'oeil au roman dont il était l'adaptation. Au début, je me suis dit "pas si mauvais", mais quelque chose me gênait, puis j'ai commencé à avoir une légère indigestion de "style français" ( je dis "légère", parce que j'ai quand même fini le bouquin ; d'un autre côté, j'ai aussi fini Dan Brown pour faire plaisir à ma mère et à mon frère et je m'en servirais à peine dans mes toilettes, alors... ). J'ai failli écrire "trop de bien écrire tue le bien écrire", mais en réalité, ce n'est pas exactement ce que je veux dire ; "trop d'imitation du bien écrire tue l'écrire". Ce n'est pas un infâme brouillon, comme Dan Brown, mais c'est si artificiel et conforme que cela n'apporte pas grand chose à la littérature.

Je vais vous donner un exemple, pour, comme dirait Isocrate, "ne pas sembler faire le plus facile, critiquer ce qu'ont dit les autres" sans rien démontrer du tout. Je vais vous citer le tout début du prologue, décrivant les Cévennes, terre d'origine de la famille de Gabrielle Chanel.

C'est au sud de la France une terre jamais conquise. Effleurée seulement.
Il ne fait guère de doute qu'Hannibal lui-même... A la tête de ses éléphants et de ses Carthaginois, il opta pour un détour plutôt que d'attaquer de front la terre cévenole, cette barrière granitique, arc-boutée en travers de sa route comme un chat en colère.
Vint le temps des Césars. On se laissa romaniser, mais de loin. Et se manifesta aussi, en dépit des maigres ressources locales, un indéniable génie du commerce. C'est ainsi que le fromage des Gabales fit les délices des tables romaines. Voilà qui vaut d'être noté. Le meilleur du tempérament cévenol est là, dans cette force à fermer son coeur à la difficulté, à la pauvreté.
Quand se disloqua l'Empire, on vit le sac de Rome par les Barbares. Mais les mêmes Barbares vinrent battre au pied des Cévennes sans les submerger... Comme si les gens de guerre redoutaient instinctivement une région qu'ils pressentaient plus ouverte aux idées qu'aux hommes. Et deux siècles plus tard, toujours à l'ombre serrée des forêts, toujours au couvert des grottes, les montagnards du Gévaudan, les pasteurs de Villefort dominaient encore, et de très haut, les vallées étroites où glissait l'ombre cruelle des chevaliers de l'Islam. Les Arabes... Eux aussi renoncèrent.
Ainsi rien, ni les Sarrasins, ni les Anglais du Prince Noir, ni la peste, rien vraiment au cours des siècles ne troubla ces solitudes, hormis quelques pillards et les loups.
Tel est le génie d'une région si isolée du monde que s'y sont perpétués jusqu'à nos jours les caractères physiques de ses premiers occupants. Telles sont les origines de l'énigme fondamentale que pose un certain type féminin, une certaine beauté... C'est à la chevelure sombre des tribus venues d'Asie Mineure, aux cheveux drus et noirs des Gabales que les paysanes cévenoles doivent leurs airs de prophétesses. Et le port de tête qu'ont certaines femmes, là-bas... Et cette démarche à ne pas toucher terre...

Non, non, tout cela n'a pas été écrit dans les années 1880 ou 1930, mais bel et bien en 1974. Ah là là, le "génie français"... Vous remarquerez tout d'abord le thème général, celui de la terre, pour ne pas dire du terroir. C'est si subtilement énoncé qu'on pourrait presque avoir "nos ancêtres les Gaulois" : les cévenols sont d'une race ancienne, à part, que Tous les Peuples ont Craint, Carthaginois, Romains, Barbares, Sarrasins, Anglais... Manquent plus que les Prussiens et le tableau serait complet.

Vous noterez d'ailleurs la métaphore sousjacente des "vagues de l'Histoire" : "battre au pied des Cévennes sans les submerger" Et aussi "l'ombre cruelle des chevaliers de l'Islam" : tadaaa ! que d'effets ! que de points de suspension pour laisser planer le doute, susciter le rêve...! On sent son petit Gradus par derrière : "les points de suspension laissent l'énoncé en suspens, permettent de donner la possibilité au lecteur de rêver à son aise, suggèrent, évoquent plus qu'ils ne décrivent". Et là, du point de suspension, on en a ! Mes préférés, ce sont les premiers : "On dit qu'Hannibal lui-même..." Hannibal lui-même quoi ? N'a pas vu la nécessité de se coltiner ces montagnes quand il pouvait passer par l'étroite plaine entre les Cévennes et la Méditerranée ( car il y a un espace entre ces montagnes et la mer : je me demande où elle a vu les Cévennes lui barrer la route ) pour atteindre son seul et unique objectif, l'Italie ? C'est tout à fait sensé, d'autant qu'il savait qu'il ne pourrait couper aux Alpes !

En même temps, on vous décrit un "Cévenol éternel", pardon, le "tempérament cévenol" : il est farouche, on l'aura compris et l'insistance sur le milieu sauvage où il vit ( admirez l'allusion à la Bête du Gévaudan ! ) est, là encore, tout ce qu'il y a de plus légère ( "à l'ombre serrée des forêts", "au couvert des grottes" : c'est limite si elle ne nous le décrit pas vêtu de peaux de bête ; on dirait les descriptions des barbares chez Sidoine Apollinaire ! Je vous en donnerai si vous êtes sages ). Pis en plus on nous dit qu'ils sont consanguins...!

D'où le malaise : "Ciel ! je me suis laissée allée à décrire des Anciens Gaulois vivant comme des sauvages en autarcie quasi totale, comment vais-je m'en sortir pour que cela retombe positivement sur mon héroïne ?" C'est simple : en énonçant des paradoxes. C'est ainsi qu'on tombe sur "une région qu'ils pressentaient plus ouverte aux idées qu'aux hommes" : hum... comment une région peut-elle être ouverte aux idées si elle ne l'est pas aux hommes ? Mais, bon, c'est vrai qu'il faut suggérer que les idées de la Révolution ont aussi pénétré jusque là : on n'est pas resté si arriéré, quand même. Idem avec l' "indéniable génie du commerce" : si ce n'est pas complètement refait, de manière téléologique, pour expliquer le sens des affaires de Chanel, je veux bien me faire nonne, tiens. Du coup, on en arrive à l' "énigme fondamentale que pose un certain type féminin, une certaine beauté..." : ça, c'est du lourd ; je vous avoue que cette Enigme m'empêche de dormir la nuit.

Voilà pour l' "esprit français". Et le "style français" ? C'est une caricature de ce qu'on peut vous apprendre à l'école. Exemple : quiconque a eu un jour la joie de faire du thème latin a appris, pour son plus grand bonheur, que le français ne coordonne pas systématiquement ses phrases les unes aux autres ( contrairement à nos ancêtres les Romains ) ; il laisse à l'interlocuteur le soin de deviner le lien logique entre les phrases, en fonction du contexte ; on appelle ça l'asyndète. Ici, c'est presque systématique. S'y ajoutent de gros effets pour passer à un niveau de langue soutenu : multiplication des inversions du sujet, parfois ad nauseam ; on se laissa romaniser, à la limite du paternalisme : "alors ? on est content de sa sucette ? on en veut une autre ?" ; rythme ternaire, nécessairement ternaire ; grosses répétitions en anaphore ( aaaah... cette description des paysanes cévenoles ! pour un peu, on avait la tribu prophétique de Baudelaire ! ).

Bref, tout cela a autant de rapports avec la littérature que le Salon en avait avec la peinture. Oui, oui, c'est vrai, on ne tire pas sur une ambulance. Et puis c'est très vilain de s'en prendre à une vieille dame. Mais, voyez-vous, quand on écrit comme ça, on n'a qu'à ne pas se donner tant d'importance, parce que, franchement, quelle vanité ! Vanitas vanitatum et omnia vanitas ! "Mais Hugo, par exemple ! Hugo a fait partie de l'Académie !" Oui, il y a eu des exceptions et les romantiques ont notamment beaucoup cherché la reconnaissance institutionnelle. Mais alors que le Salon a perdu toute crédibilité et fini par disparaître, pourquoi continuer de faire reluire les épées de ceux-là à petits coups de langue bien appliqués ?

Pour vous donner une idée de ce que c'est qu'écrire, voici un extrait des Mémoires d'outre-tombe, de Chateaubriand ( livre III, chapitre 10 ), description des environs du château de Combourg en automne. C'est malheureux à dire, mais il n'y a quand même pas comparaison.

Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi : le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes : on se sent mieux à l'abri des hommes.
Un caractère moral s'attache aux scènes d'automne : ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s'affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées.
Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l'étang et leur perchée à l'entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir était une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j'entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrais-je quelque laboureur au bout d'un guérêt ? je m'arrêtais pour regarder cet homme germé à l'ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné, et qui retournant la terre de sa tombe avec le soc de sa charrue, mêlait ses sueurs brûlantes aux pluies glacées de l'automne : le sillon qu'il creusait était le monument destiné à lui survivre. Que faisait à cela mon élégante démone ? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide égyptienne noyée sous le sable, comme un jour le sillon armoricain cachée sous la bruyère : je m'applaudissais d'avoir placé les fables de ma félicité hors des réalités humaines.
Le soir, je m'embarquais sur l'étang, conduisant seul mon bateau, au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes des nénuphars. Là, se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leurs gazouillis : Tavernier enfant était moins attentif au récit d'un voyageur. Elles se jouaient sur l'eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s'élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait à peine, et qu'elles remplissaient de leur ramage confus.

Voilà la différence entre écrire pour exprimer quelque chose de la vie et écrire pour imiter une norme littéraire.

vendredi 5 juin 2009

Quinte-Curce, "Histoire d'Alexandre"

Vous cherchez de l'aventure, de l'exotisme, des combats haletants et des réflexions sur le destin extraordinaire d'Alexandre le Grand ? Quinte-Curce est pour vous ! Cet historien ( oui, je sais, pour ceux qui connaissent, ça peut être contesté, mais c'est plus simple comme ça. En plus, les archéologues qui travaillent en Asie Centrale mettent à jour des restes qui donnent à penser qu'il y a une part de vérité dans ce qu'il écrit ) du milieu ou de la fin du Ier siècle après J.C. a écrit une "Histoire d'Alexandre" en dix livres, dont il nous manque les deux premiers et les autres ne sont pas toujours complets. Ce que nous avons raconte la conquête de l'Asie par Alexandre le Grand, de - 334 à -323 : il est quand même allé jusqu'en Inde, le gars, avant que ses soldats, fatigués et désireux de rentrer enfin chez eux, refusent d'aller plus loin.

D'accord, au niveau du style, ce n'est ni Salluste, ni Tacite ( deux autres historiens romains ), mais ça se lit tout aussi passionnément qu'un excellent roman et on n'a pas besoin d'être un expert en cette période pour se faire vraiment plaisir. Evidemment, étant donné que les historiens latins sont mon "dada", j'accepte tout à fait d'être soupçonnée de partialité, mais une amie à moi a testé avec son copain, qui étudie tout sauf la littérature latine, et il a énormément accroché. Qui a dit que les agrégatifs ne pouvaient pas aussi faire le bonheur de leur entourage ? :p

En bref, oubliez Oliver Stone et remisez Dan Brown au placard !

Je profite de mon enthousiasme pour vous en donner un aperçu. Nous sommes tout à la fin du livre VIII ; Alexandre est arrivé en Inde et se bat contre le roi Porus, qui a refusé de se soumettre et décidé de défendre son royaume coûte que coûte, en faisant face avec son armée, qui comprend un certain nombre d'éléphants. Je vous laisse imaginer la tête des Macédoniens devant ces grosses bestioles ; c'est d'ailleurs précisément à partir de là que je vais commencer. Comme d'hab', texte en latin d'abord, pour ceux qui ont la chance d'avoir des notions de cette langue ( si, si, c'est une chance, comme à chaque fois qu'on peut lire une oeuvre littéraire dans sa langue d'origine ! ), puis traduction. Ne soyez pas effrayés par la longueur.


Macedonas non beluarum modo, sed etiam ipsius regis aspectus parumper inhibuit. Beluae dispositae inter armatos speciem turrium procul fecerant ; ipse Porus humanae magnitudinis propremodum excesserat formam ; magnitudini Pori adiecere uidebatur belua, qua vehebatur, tantum inter ceteras eminens quanto aliis ipse praestabat. Itaque Alexander contemplatus et regem et agmen Indorum : « Tandem, inquit, par animo meo periculum uideo : cum bestiis simul et cum egregiis uiris res est. » Intuensque Coenon : « Cum ego, inquit, Ptolomaeo Perdiccaque et Hephaestione comitatus in laeuum hostium cornu impetum fecero uiderisque me in medio ardore certaminis, ipse dextrum move et turbatis signa infer. Tu, Antigene, et tu, Leonnate, et Tauron, inuehemini in mediam aciem et urgebitis frontem. Hastae nostrae praelongae et ualidiae non alias magis quam aduersus beluas rectoresque earum usui esse poterunt : deturbate eos, qui vehuntur, et ipsas confodite. Anceps genus auxilii est et in suos acrius furit. In hostem enim imperio, in suos pauore agitur. »

Haec elocutus concitat equum primus. Iamque, ut destunatum erat, inuaserat ordines hostium, cum Coenus ingentu ui in laeuum cornu inuehitur. Phalanx quoque mediam Indiarum aciem uno impetu perrupit. At Porus, qua equitem inuehi senserat, beluas agi iussit ; sed tardum et paene inmobile animal equorum uelocitatem aequare non poterat. Ne sagittarum quidem ullus erat barbaris usus, quippe longae et praegraues : nisi prius in terra statuerent arcum, haud satis apte et commode inponunt. Tum humo lubrica et ob id impediente conatum molientes ictus celeritate hostium occupantur. Ergo spreto regis imperio - quod fere fit, ubi turbatis acrius metus quam dux imperare coepit -, totidem erant imperatores, quot agmina errabant. Alius iungere aciem, alius diuidere ; stare quidam et nonnulli circumuehi terga hostium iubebant. Nihil in medium consulebatur.

Porus tamen cum paucis, quibus metu potior fuerat pudor, colligere dispersos, obuius hosti ire pergit elephantosque ante agmen suorum agi iubet. Magnum beluae iniecere terrorem insolitusque stridor non equos modo, tam pauidum ad omnia animal, sed uiros quoque ordinesque turbauerat. Iam fugae circumspiciebant locum paulo ante uictores, cum Alexander Agrianos et Thracas leviter armatos, meliorem concursatione quam comminus militem, emisit in beluas. Ingentem hi uim telorum iniecere et elephantis et regentibus eos : phalanx quoque instarer constanter territis coepit. Sed quidam auidius persecuti beluas in semet inritauere uulneribus. Obtriti ergo pedibus earum ceteris, ut parcius instarent, fuere documentum. Praecipue terribilis illa facie erat, cum manu arma uirosque corriperent et super se regentibus traderent. Anceps ergo pugna nunc sequentium, nunc fugientium elephantos in multum diei uarium certamen extraxit, donec securibus - id namque genus auxilii praeparatum erat - pedes amputare coeperunt. Copidas uocabant gladios leuiter curuatos, falcibus similes, quis adpetebant beluarum manus. Nec quicquam inexpertum non mortis modo, sed etiam in ipsa morte noui supplicii timor omittebat. Ergo elephanti uulneribus tandem fatigati suos impetu sternunt et, qui rexerant eos, praecipitati in terram ab ipsis obterebantur. Itaque pecorum modo magis pauidi quam infesti ultra aciem exigebantur, cum Porus destitutus a pluribus tela multo ante preparata in circumfusos ex elephanto suo coepit ingerere, multisque eminus uulneratis expositus ipse ad ictus undique petebatur. Nouem iam uulnera hinc tergo, illinc perctore exceperat, multoque sanguine effuso languidis manibus magis elapsa quam excussa tela mittebat. Nec segnius belua instincta rabie nondum saucia inuehebatur ordinibus, donec rector beluae regem conspexit, fluentibus membris omissisque armis uix compotem mentis. Tum beluam in fugam concitat sequente Alexandro : sed equus eius multis uulneribus confossus deficiensque procubuit, posito magis rege quam effuso. Itaque dum equum mutat, tardius insecutus est.

Interim frater Taxilis, regis Indorum, praemissus ab Alexandro monere coepit Porum ne ultima experiri perseueraret dederetque se uictori. At ille, quamquam exhaustae erant uires deficiebatque sanguis, tamen ad notam uocem excitatus : « Agnosco, inquit, Taxilis fratrem imperii regnique sui proditoris » et telum, quod unum forte non effluxerat, contorsit in eum, quod per medium pectus penetrauit ad tergum. Hoc ultimo uirtutis opere edito fugere acrius coepit ; sed elephantus quoque, qui multa exceperat tela, deficiebat. Itaque sistit fugam peditemque sequenti hosti obiecit.

Iam Alexander consecutus erat et pertinacia Pori cognita uetabat resistentibus parci. Ergo undique et in pedites et in Porum ipsum tela congesta sunt ; quis tandem grauatus, labi ex belua coepit. Indus, qui elephantum regebat, descendere eum ratus, more solito elephantum procumbere iussit in genua ; qui ut se submisit, ceteri quoque - ita enim instituti erant - demisere corpora in terram. Ea res et Porum et ceteros uictoribus tradidit. Rex spoliari corpus Pori interempum esse credens iubet et qui detraherent loricam uestemque concurrere, cum belua dominum tueri et spoliantes coepit adpetere, leuatumque corpus eius rursus dorso suo inponere. Ergo telis undique obruitur compositoque eo in uehiculum Porus inponitur. Quem rex ut uidit adlevantem oculos, non odio sed miseratione commotus : « Quae, malum, inquit, amentia te coegit, rerum mearum cognita fama belli fortunam experiri, cum Taxilis esset in deditos clementiae meae tam propinquum tibi exemplum ! » At ille : « Quoniam, inquit, percontaris, respondebo ea libertate quam interrogando fecisti. Neminem me fortiorem esse censebam : meas enim noueram uires, non expertus tuas ; fortiorem esse te belli docuit euentus. Sed ne sic quidem parum infelix sum, secundus tibi. » Rursus interrogatus quid ipse uictorem statuere debere censeret : « Quod hic, inquit, dies tibi suadet, quo expertus es quam caduca felicitas esset. » Plus monendo fecit quam si precatus esset : quippe magnitudinem animi eius interritam ac ne fortuna quidem infractam non misericordia modo, sed etiam honore excipere dignatus est. Aegrum curauit haud secus quam si pro ipso pugnasset : confirmatum contra spem omnium in amicorum numerum recepit ; mox donauit ampliore regno quam tenuit. Nec sane quicquam ingenium eius solidius aut constantius habuit quam admirationem uerae laudis et gloriae : simplicius tamen famam aestimabat in hoste quam in ciue. Quippe a suis credebat magnitudinem sua destrui posse ; eandem clariorem fore quo maiores fuissent quos ipse uicisset.


Les Macédoniens furent arrêtés un instant à la vue non seulement des bêtes, mais aussi du roi lui-même. Les éléphants, disposés au milieu des hommes en armes, donnaient de loin l'impression de tours ; quant à Porus, il dépassait presque la taille habituelle d'un homme ; l'animal qui le portait semblait ajouter à sa grandeur, car il se distinguait autant au milieu du reste que Porus lui-même dépassait les autres. C'est pourquoi Alexandre dit en contemplant et le roi et l'armée indienne : « Enfin je vois un danger à la taille de mon courage : il s'agit de bêtes et d'hommes hors normes. » Puis il continua en regardant Coénos : « Lorsque, en compagnie de Ptolémée, Perdiccas et Héphaestion, j'aurai assailli l'aile gauche ennemie et que tu m'auras vu au milieu de l'ardeur du combat, à ton tour, ébranle leur aile droite et enfonce leurs rangs en désordre. Toi, Antigène, et toi, Léonnatus, ainsi que Tauron, attaquez le milieu de l'armée et pressez leur ligne de front. Nos lances sont très longues et ne pourront nous être utiles que contre les bêtes et leurs conducteurs : délogez ceux qui les portent et, elles, criblez-les de coups. Elles représentent un genre d'aide peu sûr et leur fureur se dirige plus férocement contre les leurs, car elles sont mues par un ordre contre l'ennemi, mais par la peur contre les leurs. »

Après avoir dit cela, il lance son cheval le premier. Et, selon le plan établi, il avait déjà attaqué les rangs des ennemis, quand Coénus attaqua l'aile gauche avec une grande force. Sa phalange rompit d'un seul assaut le centre de l'armée indienne. Mais Porus ordonna de conduire les bêtes là où il avait vu que la cavalerie attaquait ; mais les animaux, trop lents et presque immobiles, ne pouvaient égaler la rapidité des chevaux. Pas même les flèches n'étaient utiles aux barbares, car elles étaient longues et très lourdes : à moins de poser d'abord l'arc à terre, elles ne s'adaptent pas assez correctement et commodément. Alors, comme le sol était glissant et, à cause de cela, gênait leur effort, ceux qui lançaient des traits furent devancés par la rapidité des ennemis. Comme ils avaient donc négligé l'ordre du roi - ce qui arrive souvent, lorsque les soldats affolés commencent à être commandés plus par la peur que par leur chef -, il y avait autant de généraux que de régiments qui erraient. L'un ordonnait de les réunir, l'autre de les diviser, certains de rester en place et quelques-uns de prendre l'ennemi à revers. Aucune décision n'était prise en commun.

Porus, cependant, avec un petit nombre d'hommes dont le sentiment de l'honneur était plus fort que la peur, continue de rassembler ceux qui étaient dispersés et d'aller à la rencontre des ennemis et ordonne de conduire les éléphants devant le régiment de ses soldats. Les bêtes provoquèrent une grande peur et leur barrissement, auquel on n'était pas habitué, affola non seulement les chevaux, animaux que tout effraie tant, mais aussi les hommes et les rangs. Ceux qui, peu avant, étaient victorieux cherchaient déjà aux alentours un endroit où fuir, quand Alexandre envoya contre les éléphants des Agriens et des Thraces légèrement armés, soldats meilleurs au harcèlement qu'au corps-à-corps. Ceux-ci lancèrent une grande quantité de traits et contre les éléphants et contre leurs conducteurs ; comme ils étaient effrayés, la phalange commença aussi à les menacer sans arrêt. Mais certains poursuivirent les animaux avec trop d'ardeur et s'attirèrent leur colère à cause des blessures qu'ils leur infligeaient. Ils furent donc écrasés sous leurs pattes et apprirent aux autres à attaquer plus prudemment. C'était surtout leur aspect qui était terrifiant, tandis qu'ils s'emparaient avec leur trompe des armes et des hommes et les livraient, au-dessus d'eux, à leurs conducteurs. Le combat fut donc sans résultat pour ceux qui tantôt poursuivaient, tantôt fuyaient et fit durer cette lutte incertaine une bonne partie du jour, jusqu'à ce qu'ils commencent, avec des haches - car ce genre d'aide avait été préparé à l'avance -, à amputer leurs pieds. Ils appelaient "copides" les glaives légèrement incurvés et semblables à des faux avec lesquels ils attaquaient les pattes des animaux. Et aucun moyen n'était oublié dans la crainte non seulement de mourir, mais aussi, au moment même de mourir, de subir un nouveau supplice. Les éléphants, fatigués à la fin par leur blessures, écrasèrent les leurs dans leur élan et piétinaient leurs conducteurs après les avoir précipités à terre. C'est pourquoi, comme du bétail, plus effrayés que dangereux, ils étaient chassés loin de l'armée, lorsque Porus, abandonné par la plupart de ses soldats commença, depuis son éléphant, à porter des traits préparés depuis longtemps contre ceux qui étaient tout autour de lui et, comme il se détachait, exposé à de nombreuses blessures, était lui-même la cible des coups lancés de toutes parts. Il avait déjà reçu neuf blessures, ici dans le dos, ici dans la poitrine et, comme il avait perdu beaucoup de sang, de ses mains sans énergie il envoyait des traits qui lui échappaient plutôt qu'il ne les lançait. Et son éléphant encore intact, dans sa rage, n'attaquait pas les rangs avec moins de force, jusqu'à ce que son conducteur regarde le roi, qui, les bras ballants et perdant ses armes, était à peine maître de son esprit. Il incita alors l'animal à prendre la fuite, Alexandre à sa poursuite : mais son cheval, affligé de nombreuses blessures, s'écroula en rendant l'âme, déposant plus le roi que le désarçonnant. C'est pourquoi, le temps de changer de cheval, il fut retardé dans sa poursuite.

Dans l'intervalle, le frère de Taxilis, un roi indien, fut envoyé en avant par Alexandre et commença à conseiller à Porus de ne pas persévérer dans ses tentatives désespérées et de se livrer au vainqueur. Mais l'autre, bien que ses forces aient été épuisées et que le sang lui fît défaut, se ranima cependant à cette voix connue et dit : « Je reconnais le frère de Taxilis, qui a trahi son pouvoir et son royaume » et il lança contre lui un javelot qui était d'aventure le seul qu'il n'avait pas envoyé et qui pénétra l'émissaire depuis le milieu de la poitrine jusqu'au dos. Après avoir donné cette ultime preuve de sa valeur, il commença à fuir avec plus d'ardeur ; mais son éléphant, qui avait reçu de nombreux traits, lui fit aussi défaut. C'est pourquoi il cessa de fuir et opposa son infanterie à l'ennemi qui le suivait.

Alexandre l'avait déjà rejoint et, en apprenant l'opiniâtreté de Porus, il interdit d'épargner ceux qui résistaient. Des traits furent donc envoyés de toutes parts et sur les fantassins et sur Porus lui-même ; enfin écrasé sous leur poids, il commença à glisser de son éléphant. L'Indien qui dirigeait la bête, croyant qu'il voulait descendre, ordonna à l'éléphant, selon l'habitude, de s'agenouiller ; et lorsqu'il s'abaissa, les autres aussi - car ils avaient été dressés ainsi - s'abaissèrent jusqu'à terre. Ce fut cela qui livra aux vainqueurs et Porus et tous les autres. Le roi, croyant que Porus avait été tué, ordonne de dépouiller son corps de ses armes et des gens accoururent pour lui enlever sa cuirasse et son vêtement, lorsque l'animal commença à protéger son maître et attaquer ceux qui le dépouillaient ; levant son corps, il le remit sur son dos. Il fut donc assailli de coups de toutes parts et abattu, avant que Porus ne soit déposé dans une voiture. Lorsque le roi le vit ouvrir les yeux, saisi non par la haine, mais par la pitié, il s'exclama : « Quelle folie t'a poussé, malheureux, à tenter le hasard de la guerre, alors que tu connaissais la gloire de mes hauts faits, tandis que Taxilis était pour toi un exemple si proche de ma clémence envers ceux qui se rendent ? » Alors l'autre répondit : « Puisque tu me le demandes, je répondrai avec la franchise que tu as eue en m'interrogeant. Je pensais que personne n'était plus fort que moi, car je connaissais mes formes, n'ayant pas encore l'expérience des tiennes ; mais l'issue de la guerre nous a appris que c'est toi le plus fort. Mais même ainsi, je ne suis pas peu chanceux, moi qui suis le second après toi. » Tandis qu'Alexandre lui demandait à nouveau ce que lui-même pensait que le vainqueur devait décider, il répondit : « Ce que te conseille ce jour où tu as fait l'expérience de combien la fortune est passagère. » Il fit plus par son avertissement que s'il l'avait imploré, car, sa grandeur d'âme sans peur et pas même brisée par son sort, Alexandre la jugea digne d'être reçue non seulement avec miséricorde, mais aussi avec honneur. Il le soigna dans sa maladie exactement comme s'il avait combattu pour lui : lorsqu'il se remit, contre toute attente, il fut admis au nombre de ses amis ; bientôt, il lui fit cadeau d'un royaume plus grand que celui qu'il avait eu. Et l'esprit d'Alexandre n'eut jamais rien de plus solide et de plus constant que son admiration pour la valeur et la gloire véritables : cependant, il estimait plus facilement le mérite d'un ennemi que celui d'un concitoyen, car il croyait que sa grandeur pouvait être détruite par les siens, mais qu'elle serait plus rayonnante à proportion de celle des ennemis qu'il avait vaincus.

jeudi 28 mai 2009

To die or not to die

To die or not to die.



"Je te dis qu'elle fait un drôle de bruit !"

Quand Paulot l'avait appelé au téléphone, il lui avait assuré que la camionnette était "flambant neuve" : «Il n'y manque rien ! Une caisse increvable ! Elle roule comme sur des roulettes !"» Effectivement, il n'y manquait rien. Enfin, presque rien : le rétro droit avait manifestement pris un coup et, blessé, pendait dangereusement en attendant qu'on s'occupe de lui ; en attendant, il était inutilisable, mais Paulot, en voyant le regard un peu effaré de M. Karentédouze, s'était empressé de préciser que seul le gauche était obligatoire dans le code de la route. «C'est pareil pour les pare-chocs, c'est pas obligatoire, alors no souci !» Karentédouze n'était même encore passé derrière la voiture. Pour info, si le pare-choc n'était pas à sa place, il avait été pieusement déposé à l'arrière. «Pfff... Il m'a lâché genre dix minutes après que j'ai quitté José ! J'me suis dit : merde ! c'est pas ma faute, là ! Je lui garde et il le remettra lui-même ! Sauf que j'pouvais pas savoir, hein !»
Donc effectivement, techniquement, il n'y manquait rien. Que cette épave soit increvable était en outre très probable, vu qu'elle était encore debout malgré son état. Mais qu'elle roule comme sur des roulettes, voilà qui était beaucoup plus douteux. «Attends, j't'ai pas dit que c'était une Ferrari, non plus !» M. Karentédouze ne s'y était jamais attendu, mais, quand son ami lui avait désigné l'engin, il n'avait jamais pensé qu'il devrait monter dans un tacot pareil, surtout pour aller à un enterrement.
Mais, là, c'était vraiment limite. Qu'il manque un rétroviseur et un pare-choc, soit. Que la carrosserie soit parvenue à un stade avancé de rouille, au point que sa couleur d'origine en devenait presque indéfinissable, passe encore. Mais lorsque Paulot avait mis le moteur en marche, le bruit qui s'était échappé de sous le capot n'était vraiment, vraiment pas rassurant. La toux qui s'était fait entendre avait été discrète, au début, mais elle était vite devenue carrément tuberculeuse. C'est alors que M. Karentédouze avait tenté, pour la première fois, de faire remarquer que ce bruit ne disait rien qui vaille. Paulot était resté inébranlable : «Mais non, mais non ! Tu vas voir ! Il faut juste lui donner un peu de temps. C'est comme les grands athlètes : elle a besoin de s'échauffer.» Puis il était ressorti de l'habitacle, pour, quand même, soulever le capot. Karentédouze, pour sa part, n'était même pas monté à l'intérieur : son ventre était... hum... quelque peu proéminent et il craignait que les suspensions de cette ruine n'y survivent pas ; pendant un bref instant, il avait même regretté de ne pas écouter sa femme quand elle lui disait qu'il devrait faire attention à son poids ; un très bref instant, il est vrai. A présent, il écoutait attentivement ce que son ami semblait murmurer à l'oreille du carburateur : «Allez, Josette, fais un effort, quoi... Y a des fois où j'ai été un peu chien avec toi, c'est vrai, mais là, c'est promis, j'te ramène chez toi. Allez, quoi, sois sympa...!
- Euh... tu l'appelles Josette ?
- Bah oui ! C'est la caisse à José, alors elle s'appelle Josette ! C'est logique, non ?» Comme Karentédouze ne répondit pas et se mit à regarder ses chaussures, il continua : «Josette, faut que j'te dise, quand même : t'es presque l'amour de ma vie et ça m'brise le coeur de devoir te quitter. C'est vrai, quoi, on a passé de bons moments, toi et moi ! J'oublierai jamais. Mais là, j'ai vraiment pas le choix. Alors faut que tu marches, tu comprends ? Sinon, j'vais avoir des ennuis, moi. C'est pas ce que tu veux, quand même ?»
Et là, comme par magie, le moteur se mit soudainement à ronfler. Paulot poussa un profond soupir de soulagement, claqua le capot en le refermant et grommela en se dirigeant vers la porte côté conducteur : «Bordel, les femmes jalouses, qu'est-ce que c'est chiant ! Faut toujours les caresser dans le sens du poil, sinon elles deviennent invivables.» Puis, à Karentédouze : «J'lui ai pas encore dit que son patron était mort. Faut pas la brusquer.» No comment, c'était plus prudent.
Karentédouze était même sur le point de s'installer sur le siège passager, quand son ami l'arrêta d'un geste brusque de la main : «Non, attends, faut la pousser.
- Comment ça, "faut la pousser" ?
- Ben, faut la pousser sur la route et ensuite monter dedans. Sinon, elle bronche au bout de dix mètres. Je sais pas pourquoi, pis en plus c'est nouveau. En temps normal, j'aurais téléphoné à José, mais là, c'est un peu trop tard...»
José était mort trois jours auparavant, écrasé sous son monte-charge alors qu'il réparait une autre camionnette, dans son garage.
«Mais bon sang, Paulot, tu as vu où on est ?! C'est totalement irréaliste ! Presque du suicide !»
Regard circulaire des deux compères. La camionnette était garée en plein milieu du trottoir, à côté d'une église et à deux pas d'un carrefour très fréquenté. Le flot de voitures était continu ; même descendre à pied sur la chaussée était risqué.
«Nan, nan, pas sûr ! Tu vas voir, c'est étonnant comme les gens la laissent passer. Je sais pas, ça doit être une sorte de respect...»
Karentédouze serra les dents et se mit à pousser avec lui. On aurait pu croire qu'une ruine pareille était aussi légère qu'un fantôme ; erreur : elle pesait des tonnes. Par contre, il dut reconnaître que son ami avait raison : à peine étaient-ils arrivés à l'extrême bord du trottoir qu'un homme très distingué dans une mercedes nickel s'arrêta net pour les laisser passer et, même, resta à une distance plus que raisonnable, comme s'il craignait que les particules de rouille qui tombaient périodiquement du coffre n'abîment la sienne. C'était prudent, en effet : le costume neuf de M. Karentédouze en avait presque changé de couleur.
Après avoir mis la voiture sur la route, les deux compères montèrent dedans ( les suspensions protestèrent énergiquement lorsque Karentédouze s'installa sur son siège ) et elle se mit en route, tant bien que mal, en bringuebalant. Paulot se concentra sur sa conduite, Karentédouze regardait droit devant lui. Pour la première fois depuis qu'il s'était levé, il ressentait une certaine angoisse à l'idée de devoir assister à un enterrement ce jour-là : l'église, l'encens, l'eau bénite, le cimetière, tout ça... c'était pas exactement sa tasse de thé.
« Ça faisait combien de temps que tu lui avais emprunté Josette, à José ? demanda-t-il pour essayer de penser à autre chose.
- Quatre mois, répondit Paulot entre ses dents. Elle était vraiment idéale pour transporter toutes mes trouvailles » Paulot était brocanteur. « Genre les meubles, les miroirs, les trucs de ce style. En plus, chuis le roi du Tétrys, alors je te dis pas tout ce que j'ai réussi à caser là-dedans. Maude hallucinait.
- C'est qui, Maude ?
- Ah, je t'ai pas parlé de Maude ? P'tite rouquine et un cul, mon vieux, un cul ! Je la vois de temps en temps, depuis six mois environ. Je sais même plus où je l'ai rencontrée. Ce qui est sûr, c'est que c'est pas avec cette caisse que je l'ai emballée, la première fois, tu peux me croire.
- Je te crois sur parole. Dis donc, six mois, dans ton cas, c'est un record.
- Oh, hé, le marié depuis vingt-cinq ans, je t'ai pas demandé l'heure, hein ! T'es pas vraiment une pub pour le mariage !
- C'est bon, c'est bon, j'arrête... Pourquoi tu la rends, au fait ?
- Qui ça ? Maude ?
- Non, la voiture.
- Ben, José est... Enfin tu sais bien, quoi... Il nous a quittés, comme ils disaient sur le faire-part. Alors, du coup, c'est un peu mon devoir de ramener sa caisse à sa veuve.
- Ouais, enfin, bon, pour ce qu'elle s'en tape, de cette camionnette, maintenant...!
- Bah tu sais pas ! Elle peut avoir des trucs à trimbaler, maintenant que... Enfin tu vois, quoi !
- Mais... elle t'a demandé de la lui rendre ?
- Oui... non... pas exactement... Disons que ça peut toujours lui être utile. Et puis... et puis... et puis moi, je garde pas une caisse qui a tué son propriétaire !
- QUOI ???!!!!! C'est quoi, cette histoire ???!!!!
- Ben, tu sais, José...
- JOSÉ QUOI !!!!
- Ben, la voiture qui l'a écrasé, c'était exactement le même modèle que celle-là.
- Ah, tu m'as fait peur ! Je suis soulagé ! J'ai cru...
- T'as cru quoi ?
- Euh... rien. Et donc, ça devient subitement urgent, juste parce que tu es superstitieux ?
- Je suis pas superstitieux !!! J'y ai vu un signe, voilà, c'est tout ! Et puis d'abord, Maude, elle est d'accord avec moi ! Elle m'a lu dans les lignes de la main et figure-toi qu'elle m'a dit que cette voiture, elle était funeste pour moi ! Funeste ! C'est exactement ce qu'elle a dit ! Alors moi, tu comprends, depuis mon contrôle fiscal, je me méfie maintenant.
- Quel est le rapport ?
- Y en a pas.
- Je me disais bien, aussi... N'empêche, t'es superstitieux.
- Non, je ne suis pas superstitieux ! Je suis tout ce qu'il y a de plus rationnel, au contraire ! » Paulot se tourna carrément vers lui. « Et puis d'abord, fais pas comme si l'idée de devoir aller dans un cimetière te foutait pas la trouille, hein !
- Comment ? Comment ? Qu'est-ce que tu insinues ? »
Cette fois-ci, c'était au tour de Karentédouze de s'échauffer.
« Attends, comme si je ne me souvenais pas que, depuis la trouille qu'on s'est foutue dans le cimetière du village, quand on avait treize ans, tu détestes t'approcher de tout ce qui ressemble de près ou de loin à une tombe !
- Même pas vrai !
- Oh que si, c'est vrai !
- Même pas.... AH !!!! Regarde où tu vas, tu vas nous tuer !!!!! »
Hiiiiiiiiiiii...! ( Bruit de freins ) Re-hiiiiiiiiiiiii...!!!! ( Re-bruit de frein ) Braaaaaammmmm !!!!! ( Bruit de deux voitures qui viennent de se rentrer dedans, pas méchamment, mais avec pas mal de tôle froissée ) Psssshhhhhh... ( Bruit du moteur de Josette rendant l'âme ). Cris dans l'habitacle.
« Ah !!! Tu vois ?! Je te l'avais dit que cette voiture allait essayer de me tuer !!! Je te l'avais dit !!! Et Maude aussi l'avait dit !!! Tu fais moins le mariole, maintenant, hein !!!
- Mais non, espèce de con ! T'as qu'à faire attention à comment tu conduis, au lieu de faire semblant de ne pas avoir la trouille parce que José est mort d'un coup, d'un accident débile, et que ça te fait réfléchir ! Et puis, si ça se trouve, cette caisse, elle s'est fait harakiri parce qu'elle ne supporte pas que son maître soit parti et qu'elle veut le rejoindre ! On est peut-être en train d'assister à un tragique suicide mécanique !
- Impossible, j'lui ai pas dit qu'il était mort !!! »
Ils se regardèrent tout d'un coup, en silence et dans le blanc des yeux, saisis. Puis ils éclatèrent de rire.
« Bon sang, qu'est-ce qu'on peut dire comme conneries ! Non mais, tu m'as entendu ? commença Paulot.
- Et moi ? Encore un peu et j'allais te sortir que ma femme m'avait bien dit que tu étais un chauffard et qu'il ne fallait pas monter avec toi ! »
Une voix furieuse leur parvint soudain du dehors : « Dites donc, bande d'enculés ! Ça vous fait marrer de m'avoir explosé mon tout-terrain ??!!!
- Pas de bonne humeur, le client, hein ? fit remarquer Paulot.
- Oui, on dirait, répondit Karentédouze.
- Bon, allez, j'y vais, sinon on y est encore ce soir et, c'est pas tout ça, mais on va être en retard à l'enterrement.
- De toutes façons, la voiture est morte, alors on ne risque pas d'y être à l'heure.
- Ça, si j'étais toi, je n'en serai pas aussi sûr. Si tu savais le nombre de fois où j'ai réussi à la ressusciter, en quatre mois... J'ai surtout terriblement besoin d'insulter un con. Et celui-là le mérite rien qu'à sa caisse. Tu m'excuseras, je vais me défouler.
- Je t'en prie. »
Paulot sortit de la camionnette. Karentédouze fit couiner son siège et essaya de trouver la posture idéale pour assister au spectacle.
« Alors, Ducon, tu croyais que ta merde monstrueuse résoudrait ton problème de tout petits testicules ? Le truc, tu vois, c'est que ça t'a pas rendu plus intelligent pour autant...! »

jeudi 21 mai 2009

La "Théogonie" d'Hésiode

Parce que j'ai vraiment l'impression de faire du sur-place en révisant pour des oraux auxquels je ne serai peut-être même pas acceptée ( on saisit l'absurdité de son existence comme on peut... ), je me dis que ça intéresserait peut-être quelqu'un que je fasse partager mes lectures antiques. Après tout, vu que c'est plutôt parti pour être mon métier, autant aussi faire découvrir les oeuvres des autres.

Je suis donc en train de retraduire la Théogonie d'Hésiode. Je vous passe les détails des différentes querelles de chercheurs sur le thème "Hésiode a-t-il existé ? Si oui, quand exactement ? La Théogonie est-elle vraiment de lui ?" etc., etc. Grosso modo, ce qui est plus ou moins communément admis, c'est qu'Hésiode est un poète grec du VIIème siècle avant Jésus-Christ, qui habitait sans doute près de l'île d'Eubée, pas très loin au nord d'Athènes.

La Théogonie, comme son nom l'indique, est un récit de la naissance des dieux grecs en particulier ( d'où le titre "théo-gonie", "naissance des dieux" ) et du monde en général. Pour tous ceux qui aiment la mythologie grecque, c'est le texte à lire, d'autant qu'il n'est pas très long ( une trentaine de pages ). Il commence par la naissance du monde à partir du chaos et finit avec l'avènement de Zeus. Vous y trouverez non seulement le récit de cet avènement, mais aussi toutes les généalogies divines ( et des noms de dieux dont vous n'aviez jamais entendu parler ; je vous rassure, moi non plus ! :p ).

La Théogonie est une oeuvre en vers. Il faut savoir que la poésie antique ne fonctionne pas comme la nôtre : là où nous comptons les syllabes en elles-mêmes, les anciens comptaient les successions de syllabes longues et brèves, qui formaient des ensembles appelés "pieds". Par exemple, le pied qui se compose d'une syllabe longue suivie de deux syllabes brèves est un dactyle ( de "daktulos", "doigt" en grec ; regardez votre index : il est composé d'une phalange longue, suivie de deux brèves. CQFD ! ). On ne sait pas trop comment la poésie antique était déclamée, mais on pense que, en raison de cette technique de composition, elle devait être relativement rythmée.

La Théogonie présente également une autre caractéristique. Comme c'est un des tous premiers textes de la littérature occidentale ( on considère généralement que la littérature occidentale commence au VIIIème siècle avant J.C., avec Homère ), il a très certainement été tout d'abord composé à l'oral et récité par des aèdes, sortes de chanteurs plus ou moins errants, qui l'avaient appris par coeur ( et, à côté de ça, les tables de multiplication, je peux vous le dire, c'est de la gnognotte ! ). Du coup, il y a à l'intérieur un certain nombre de formules figées qui permettaient, en cas de trou de mémoire ou, précisément, pour s'en souvenir plus facilement, de remplir aisément un demi vers, voire un vers entier. C'est ainsi qu'il arrive parfois que le ciel soit étoilé... même en plein jour. :p

C'est d'ailleurs de ces archaïsmes que vient sans doute le principal problème de la Théologie : l'écriture est un peu vieillie ( et je ne vous parle pas de l'original en grec...! Remarquez, c'est logique, pour un texte qui a quelque chose comme 2700 ans ! ) et assez sollennelle. Je dois aussi reconnaître que, bien que postérieur à Homère, ce n'est pas aussi bien ( mais bon, je suis une fan absolue d'Homère, alors... ). Malgré tout, il y a quand même un certain nombre de passages qui sont tout à fait intéressants et divertissants, surtout si on est attiré par la mythologie grecque.

Histoire de vous prouver ce que j'avance, en voici un. Comme je suis une tête de mule ( et qu'un texte ne prend véritablement tout sa valeur que dans sa langue originale, surtout si c'est de la poésie ), je vous le cite d'abord en grec, puis je vous donne la traduction. Nous sommes juste après l'énumération des enfants d'Ouranos ( le Ciel ) et de Gaïa ( la Terre ) ; c'est le récit de la castration de son père par Kronos ( le futur père de Zeus ).

Ὅσσοι γὰρ Γαίης τε καὶ Οὐρανοῦ ἐξεγένοντο,
δεινότατοι παίδων, σφετέρῳ δ' ἤχθοντο τοκῆι
ἐξ ἀρχῆς * καὶ τῶν μὲν ὅπως τις πρῶτα γένοιτο,
πάντας ἀποκρύπτασκε, καὶ ἐς φάος οὐκ ἀνίεσε,
Γαίης ἐν κευθμῶνι * κακῷ δ' ἐπετέρπετο ἔργῳ
Οὐρανός, ἥ δ' ἐντός στεναχίξετο Γαῖα πελώρη
στεινομένη * δολίην δὲ κακὴν τ' ἐφράσσατο τέχνην.
Αἶψα δὲ ποιήσασα γένος πολιοῦ ἀδάμαντος
τεῦξε μέγα δρέπανον καὶ έπέφραδε παισὶ φίλοισιν *
Παῖδες έμοὶ καὶ πατρὸς ἀτασθάλου, αἶ κ' ἐθέλητε
πείσθεσθαι, πατρὸς κε κακὴν τεισαίμεθα λώβην
ὑμετέρου * πρότερος γὰρ ἀεικέα μήσατο ἔργα.

Ὥς φάτο * τοὺς δ' ἄρα πάντας ἕλεν δέος, οὐδέ τις αὐτῶν
φθέγξατο * θαρσήσας δὲ μέγας Κρόνος ἀγκυλομήτης
ἄψ αὖτις μύθοισι προσηύδα μητέρα κεδνὴν *
Μῆτηρ, ἐγὼ κεν τοῦτο γ' ὑποσχόμενος τελέσαιμι
ἔργον, ἐπεὶ πατρός γε δυσωνύμου οὐκ ἀλεγίζω
ἡμετέρου * πρότερος γὰρ ἀεικέα μήσατο ἔργα.

Ὥς φάτο * γήθησεν δὲ μέγα φρεσὶ Γαῖα πελὠρη *
εἶσε δέ μιν κρύψασα λόχῳ * ένέθηκε δὲ χερσὶν
ἅρπην καρχαρόδοντα, δόλον δ' ὑπεθήσατο πάντα.
Ἤλθε δὲ νύκτ' ἐπάγων μέγας Οὐρανὸς, ἀμφὶ δὲ Γαίῃ
ἱμείρων φιλότητος ἐπέσχετο καὶ ῥ' ἐτανύσθη
πάντη * ὅ δ' ἐκ λοχεοῖο πάις ὠρέξατο χειρὶ
σκαιῇ, δεξιτερῇ δὲ πελώριον ἔλλαβεν ἄρπεν
μάκρην καρχαρόδοντα, φίλοθ δ' ἔρριψε φέρεσθαι
ἐξοπίσω *


"Tous ceux, en effet, qui étaient nés de Gaïa et d'Ouranos étaient
des enfants très redoutables et leur père les prit en haine
dès le début. Dès que l'un d'eux venait au monde,
à chaque fois il les cachait tous - et ne les laissait pas venir à la lumière -
dans les profondeurs de Gaïa ; cette mauvaise action plaisait
à Ouranos, mais la vaste Gaïa gémissait, étouffée
à l'intérieur. Aussi imagina-t-elle une ruse perfide et mauvaise.
Créant vite ce qu'est le gris acier,
elle forgea une grande serpe, s'adressa à ses enfants
et leur dit pour leur donner du courage, inquiète en son coeur :
« Enfants qui êtes nés de moi et d'un père en proie à la fureur, si vous voulez
me faire confiance, nous pourrions punir l'outrage criminel
de votre père ; car c'est lui le premier qui a commis des actions infâmes. »

Tels furent ses mots, mais alors la peur s'empara de tous et aucun d'eux
ne parla. Mais, s'étant donné du courage, le grand Kronos aux pensées fourbes
dit aussitôt ces mots à sa noble mère :
« Mère, moi, je te le promets, je pourrais accomplir
cette tâche, puisque, du moins, je ne crains pas le père au nom déplaisant
qui est le nôtre ; car c'est lui le premier qui a commis des actions infâmes.»

Tels furent ses mots et la vaste Gaïa se réjouit grandement en son coeur.
Elle alla le cacher en embuscade, prit dans ses mains
la serpe aux dents aiguës et expliqua toute la ruse.
Puis vint le grand Ouranos, amenant la nuit ; près de Gaïa,
brûlant de désir, il s'approcha et s'étendit
partout. Alors son fils, depuis le lieu de l'embuscade, tendit la main
gauche, de la droite prit l'énorme serpe,
longue et aux dents aiguës, puis, les bourses de son père,
il les coupa avec impétuosité et les arracha en arrière pour les jeter
derrière lui."

vers 154 à 182

J'ai essayé de respecter la disposition en vers, même si ce n'est pas toujours génial.

Avant de retourner à mon Labeur, je voudrais juste faire remarquer une chose : rien que dans cet extrait, on voit la répétition d'une phrase qui permet de "meubler" les deux interventions ( "car c'est lui le premier qui a commis des actions infâmes" ) et d'une autre qui marque leur fin ( "Tels furent ses mots" ) ; cette dernière était particulièrement importante, dans le cadre d'une récitation orale, car elle permettait à l'auditoire de comprendre que le personnage avait fini de parler ( bah oui, à l'oral, on ne voit pas les guillemets ! ). Elle est caractéristique du style épique.

Sur ce, je file : j'en ai encore plus de huit cents de ce genre à revoir.