dimanche 27 avril 2008

La vieille compagne



Une pièce, plongée dans l’obscurité. Seule la clarté de la lune dessine sur le sol la croisée d’une fenêtre dont les carrés se détachent sur la pénombre. Deux sombres silhouettes, l’une recroquevillée sur elle-même, peut-être assise sur un sofa, là-bas, contre le mur, et l’autre debout, raide et droite.

"Elle est là, je vous dis qu’elle est là... Avez-vous bien refermé la porte ? Oui, je la vois parfaitement close. Tant mieux, merci... Elle est ici, j’en suis sûr. Elle peut se cacher partout, dans les moindres interstices. Il lui suffit d’un trou de souris, d’un entrebâillement de porte pour qu’elle s’y glisse. Elle me traque, elle me chasse, elle me suit. Etes-vous sûr d’avoir bien refermé la porte ? Ne voudriez-vous pas aller vérifier ? Je me sentirais beaucoup mieux si vous le faisiez... Non ? Vous ne bougez pas... Tant pis. Tant pis pour moi. Pour vous aussi. Si elle est entrée avec vous, nous n’aurons plus de repos. Peut-être vous épargnera-t-elle comme elle l’a fait avec moi, au début. Vous avez de la chance, après tout ; vous pouvez aller où vous voulez sans qu’elle vous accompagne. Mais pour moi, c’est différent ; elle est toujours là, elle me guette... Elle n’attend qu’un faux pas de ma part pour me sauter dessus. Ce qu’elle aime, c’est me torturer longuement, me faire souffrir pendant des heures jusqu’à ce que je sente mon coeur près de s’arrêter. Alors elle est comme un animal repu : elle se retire lentement, elle en a eu assez pour cette fois… Vous savez, ce n’est pas de ma faute si je la perds de vue. J’essaie pourtant de la fixer, chaque fois plus longtemps. Elle finit toujours par disparaître. Elle se change en ombre et s’évanouit comme dans un écran de fumée. J’en ai parfois mal aux yeux tellement je la fixe du regard, pour ne pas perdre sa trace. Elle sait que je n’ai pas la force de soutenir le sien. Il me change en pierre...
Et les fenêtres, vous avez pensé aux fenêtres ? Je ne dis pas ça pour vous, surtout qu’ici, il n’y en a qu’une. Mais avez-vous pensé aux fenêtres ? Il lui est facile de se glisser par là, aussi facile que pour vous de passer par une porte. Rien ne vaut des volets aux fenêtres et plutôt deux fois qu’une. C’est plein de trous, les fenêtres, plein de vides qui laissent passer l’air. Fermez cette fenêtre, je vous en prie, fermez-la. Je n’aime pas ça, on peut voir l’ombre des nuages qui passent devant la lune. Oh faites-le, par pitié... Rien ne dit que ces ombres ne sont pas elle, elle qui pénètre ici et qui s’approche de moi... Pénètre... Fenêtre... Vous avez vu ? Il n’y a qu’une lettre de différence. C’est par là qu’elle est entrée. Vous le saviez, n’est-ce pas ? C’est pour ça que vous ne bougez toujours pas. Vous savez qu’elle se trouve déjà à l’intérieur, quelque part... Vous êtes courageux, dans un certain sens. Ou plutôt, non : vous êtes fou. Oui, c’est ça, vous êtes fou, fou à lier. Il faut être fou pour rester impassible devant une telle menace. Moi aussi j’ai été fou, mais maintenant je ne le suis plus. Plus du tout, vous pouvez me croire. Je la connais, à présent ; je sais de quoi elle est capable et si vous le saviez vous aussi, vous auriez comme moi le sang qui se glacerait dans vos veines.
Ne croyez pas que je l’aie toujours crainte. Il n’y a rien de plus faux. J’étais jeune, j’étais brave ! Je ne connaissais pas la peur et il n’y avait rien qui puisse m’empêcher de faire ce dont j’avais envie. Regardez ce qu’elle a fait de moi : mes cheveux sont blancs et je suis voûté avant l’heure. Regardez-moi, bon sang ! Ah ça oui, pour une fois, vous obéissez à mes injonctions. Mais m’obéissez-vous vraiment ? Vous ne faites que ça, dans la journée : me regarder, encore et toujours... Vous ne comprenez pas, hein ? C’est pour ça que vous passez votre temps à m’observer, à me scruter. Vous vous demandez ce qui a bien pu m’arriver pour que je devienne comme ça ? Vous feriez mieux de vous méfier ; ça arrive sans crier gare et à ceux qui s’y attendent le moins. Moi, je la voyais frapper les gens tout autour de moi et je me croyais invulnérable. Je bombais le torse, tête haute et marchais droit. C’est sans doute à cause de cela qu’elle a finit par jeter son dévolu sur moi : j’étais une proie de choix, un adversaire à sa mesure... Quelle illusion ! En vérité, j’étais encore plus faible et désarmé que n’importe quel autre. Au début, elle avait un peu de considération pour moi. Elle m’a épié pendant des mois, m’a tourné autour un bon moment, avant de passer à l’action. Elle s’est ensuite approchée de moi, petit à petit, sans faire de bruit. Elle avait dû s’attacher à avoir le vent de face, sinon je l’aurais sentie venir plus tôt et pas au dernier moment, quand il était trop tard. Le plus incroyable, c’est qu’elle ne s’est pas immédiatement jetée sur moi, mais qu’au contraire, elle a cheminé un instant à mes côtés, sans me frapper, le temps que je m’y habitue. Je me croyais fort, je n’avais pas peur ; il était impossible que j’aie peur.
Je vois que mon récit ne vous intéresse pas : vous regardez ailleurs. Je vous l’ai peut-être déjà raconté. Il est vrai que j’explique ce qui m’est arrivé à tous ceux que je rencontre. Pour qu’ils soient sur leurs gardes et qu’ils se méfient. Pour qu’elle ne fasse pas de nouvelles victimes. Que fixez-vous par la fenêtre ? Elle est là ? Elle est là ? Vous l’avez vue ? Elle cherche à se rapprocher ; elle sait que je suis là et elle me veut. Elle a faim et je suis son mets préféré. Mais elle ne viendra sans doute pas tant que vous serez dans cette pièce. Elle n’aime pas les témoins ; elle tourne toujours les choses de manière à ce que le récit même de ses tortures paraisse mièvre et futile. Ah ! Qu’y a-t-il ? Elle rôde, n’est-ce pas ? C’est presque son heure, en effet. Ne partez pas, je vous en supplie. Finalement, c’est peut-être mieux quand vous ne bougez pas. Elle me laisserait sans doute tranquille pour cette nuit. Tenez, je vais continuer à vous raconter mon histoire, pour que vous ne vous ennuyiez pas. Ce n’est pas grave si vous la connaissez déjà. Vous passerez bien ces radotages à mon grand âge...
Elle a donc fini par me tomber dessus. C’était un jour d’été, je m’en souviens très bien. Comme elle choisit pour victimes ceux qui semblent le moins disposés à se laisser faire, elle frappe pour la première fois le jour où, précisément, vous pensiez qu’elle était le moins susceptible de le faire. Je n’ai même pas résisté. C’est idiot n’est-ce pas ? Mais à vrai dire, je ne pouvais ni l’entendre, ni la saisir. Soudain je l’ai sentie venir, arriver tout d’un coup, me secouant de frissons. J’étais incapable de bouger, comme pétrifié sous la violence du choc. La sueur me coulait à grosses gouttes dans le dos ; c’est à peine si je pouvais respirer, tant ma gorge était nouée. Pour un peu, j’en aurais pleuré et je tentais désespérément de me rappeler ce que j’avais fait, lorsque j’étais petit et que je l’avais vaincue. Devant l’affreux vide de ma mémoire, je dus me rendre à l’évidence : je ne l’avais pas vaincue. Je l’avais juste repoussée, circonscrite dans un coin, où elle avait grandi, en attendant patiemment son heure. A présent, elle me fondait dessus, sans pitié, certaine de sa victoire. J’ai bien été obligé de rendre les armes ; que pouvais-je faire contre elle ? Devant les autres, par contre, j’ai eu une certaine réaction de prestance : j’avais tellement l’habitude d’être celui que son courage rend remarquable que je ne voulais pas qu’ils se rendent compte que je n’étais pas différent de n’importe quel passant que l’on croise dans la rue. Ça a sans doute été l’une des plus grandes erreurs de ma vie, car cela lui a permis de me torturer bien plus que si j’avais avoué mon état. Plus je tentais de la dissimuler, plus elle avait d’emprise sur moi. Je devais souffrir en silence, ou pire : en souriant. Je suis bien loin des héros de romans, n’est-ce pas ? Ne me jugez pas ; vous n’avez pas le droit de le faire, vous ne la connaissez pas. Je suis sûr qu’intérieurement, vous riez de moi. Et pourtant vous avez chaque jour sous les yeux le point auquel elle m’a réduit. Je suis tombé plus bas qu’un animal, qu’une bête traquée. Je dois vous dégoûter.
Quel intérêt prenez-vous, à me garder ainsi ? C’est de la fascination malsaine. Je ne sais même plus si vous lui êtes préférable. Vous me dégradez au moins autant qu’elle, en me traitant comme un rat de laboratoire. Vous ne me protégez même pas d’elle... Méfiez-vous ! Quand elle en aura fini avec moi, c’est sur vous qu’elle s’abattra. Elle a des milliers de victimes à sa disposition, mais c’est vous qu’elle choisira, vous, avec votre orgueil et votre suffisance. Vous m’entendez ? Elle vous emportera dans son royaume maudit et vous brûlera à petit feu jusqu’à ce que vous criiez grâce. Mais il n’y aura pas de grâce ; elle ne connaît pas la pitié. Elle ne sait que vous jeter à terre et se repaître de votre terreur. Sous son action, vous passerez de vert à blanc et vous aurez, comme moi, la hantise des portes, des fenêtres, de tous les interstices par lesquels elle pourrait vous atteindre. Et vous aurez beau essayer de mettre entre elle et vous le plus d’espace possible, elle vous retrouvera en un clin d’oeil, parce que l’espace ne peut rien contre elle. Ni l’espace, ni le temps. Même la technique la plus poussée est impuissante. Alors, quand vous aurez épuisé toutes vos ressources, quand vous aurez perdu toutes vos vieilles chimères, sa puissance et les souffrances qu’elle vous infligera seront telles que vous ne pourrez plus dissimuler et votre déchéance s’accélérera. Vous deviendrez comme moi, un homme - mais peut-on encore me donner le nom d’homme ? - sans espoir, sans but, sans vie. Vous errerez, vous cesserez de murmurer, de penser, de sentir. Puis vous ne serez plus qu’un petit tas de chair recroquevillée sur elle-même, un misérable petit tas qui inspirera autant d’horreur que de pitié.
Imbécile que vous êtes ! Imbécile ! Imbécile ! Approchez-vous de moi, afin que vous puissiez voir à quoi vous ressemblerez bientôt ! Je suis votre miroir, votre double, votre futur ! Voyez votre destinée ! Vous n’y échapperez pas ! Il vous sera impossible d’y échapper ! Quoi ? Que faites-vous ? Vous partez ? Non ! Non ! Je vous en prie ! J’ai encore tant de choses à vous dire ! Vous devez m’écouter ! Vous devez m’aider ! Sitôt que vous serez hors de cette pièce, elle s’avancera vers moi, d’un air menaçant, et elle me torturera à nouveau sans fin ! Elle m’arrachera les entrailles ! Elle me crucifiera ! Elle a eu même celui qui a été en croix ! Je vous en prie ! Restez ! Je vous promets que je serai sage, que je serai raisonnable ! Je ferai tout ce que vous me prescrirez ! Je vous obéirai ! Regardez ! Elle est là ! Elle est là ! Ses yeux jaunes brillent dans l’ombre, elle est prête à bondir ! Voyez comme elle se ramasse sur elle-même ! Je vous en prie, restez ! Restez et sauvez-moi ! Vous n’avez pas le droit de m’abandonner comme ça ! C’est contre votre conscience professionnelle, contre le serment que vous avez prononcé ! Vous devez me sauver ! Ça ne relève même plus de vous, mais d’une instance supérieure ! Par pitié ! Non ! Non ! Je vous en prie, docteur ! Délivrez-moi de ma peur ! >>

Mais le praticien s’en alla sans un bruit.