mardi 17 novembre 2009

"Trois femmes puissantes" Marie Ndiaye : un début magistral, qui perd ensuite un peu de son souffle en tombant dans le bien connu.

Suite de mes achats goncouresques : "Trois femmes puissantes" de Marie Ndiaye.

Je vous avoue que je ne sais pas vraiment quoi en penser, d'où ce post qui se fait attendre et que j'aurais voulu idéalement publier samedi dernier. Les précautions préliminaires sont les mêmes que pour Beigbeder, étant donné que ma lecture de Rosie Carpe est lointaine et ne m'a pas laissé plus qu'un vague souvenir.

Pour commencer à nouveau avec les indications de genre, l'oeuvre est sous-titrée "roman", mais s'en compose de trois en réalité, voire de trois nouvelles, vu la taille de chacune des parties. Etant donné qu'il existe un lien très ténu entre les trois différents personnages, ainsi que plus ou moins une communauté de sujet, il est sans doute possible d'argumenter dans le sens d'une unité de l'oeuvre, j'en laisse le soin à d'autres.

Il s'agit à chaque fois de personnes prises à un moment crucial de leur vie : Norah retrouve son père après de longues années passées sans le voir, dans la rancoeur ; Rudy vit sans le savoir une journée qui sera décisive pour sa famille et lui ; Khady Demba est obligée de suivre la route des immigrés sénégalais vers l'Europe. Le début se fait toujours in medias res, au point que la première partie commence par la conjonction "et" : cela donne l'impression que l'histoire a commencé depuis bien longtemps et que nous la prenons en marche et, de fait, l'histoire entre Norah et son père est déjà très longue, on s'en rend assez vite compte.

Le style est à la hauteur de ce qui raconté et dépasse de loin celui de Beigbeder : là où ce dernier se contente d'aligner les mots, Ndiaye, au contraire, les fait entrer en résonnance et acquiert dès lors une remarquable profondeur. Elle alterne deux types de phrases : relativement courtes durant les passages de récit, avec des retours à la ligne assez nombreux, qui lui permettent à la fois de casser le rythme, accélérant ainsi la narration, et de mettre l'accent sur certaines phrases ; dans les descriptions, au contraire, les phrases s'allongent de plus en plus, deviennent parfois étouffantes à force de longueur, d'autant qu'elles comportent peu de virgules, qui permettraient de reprendre haleine.

Soyons clairs : la première partie, celle qui met en scène Norah, est, à mon avis, franchement excellente. Non seulement les phrases mettent en scène l'étouffement que ressent la jeune femme, mais le déploiement de leurs volutes installe peu à peu des contrastes tout à fait réussis. Pour vous donner un exemple, je vais vous citer le premier paragraphe :

"Et celui qui l'accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison de béton, dans une intensité de lumière soudain si forte que son corps vêtu de clair paraissait la produire et la répandre lui-même, cet homme qui se tenait là, petit, alourdi, diffusant un éclat blanc comme une ampoule au néon, cet homme surgit au seuil de sa maison démesurée n'avait plus rien, se dit aussitôt Norah, de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si mystérieusement constante qu'elle semblait impérissable."

La phrase est longue, très longue, même dans ses propositions prises séparément, et surtout, le père, qui semblait, au début du paragraphe, presque en majesté, avec cette lumière si aveuglante qui émane de lui, se révèle, à la fin, sous le signe d'une surprenante déchéance.

Cette première histoire est d'une profondeur parfois vertigineuse et nous plonge dans les racines de cette famille qui a explosé bien des années avant que Norah ne retourne chez son père. On regrette même qu'elle s'arrête comme ça, en pleine action, et on aurait bien envie de connaître la suite.

La troisième n'est pas mal non plus, avec ce personnage de jeune femme qui peine à penser et à prendre le contrôle de sa vie et qui se retrouve sur le chemin de l'immigration vers l'Europe un peu malgré elle.

La deuxième, par contre, est un peu bateau, en ce sens qu'on retrouve l'habituelle focalisation interne accompagnant un personnage en errance psychologique, avec des phrases qui ne s'allongent plus par profondeur, mais par multiplication d'annotations rappelant qu'il s'agit là des pensées du personnage principal. C'est, hélas, la plus longue et, je dois l'avouer, je me suis franchement ennuyée. La troisième souffre de cela aussi mais sensiblement moins.

Ce qui est par contre génial, et sauve même la deuxième partie de l'oeuvre, c'est que, à la fin de chacune d'elles, Ndiaye a ajouté un court paragraphe qu'elle a intitulé "contrepoint" : après des pages et des pages centrées sur un seul personnage, la focalisation change brutalement de point central ; pour reprendre l'exemple de la première partie, on se retrouve tout d'un coup dans la tête de ce père qui, quelques lignes auparavant, se dessinait comme la figure du Mal suprême. Ce sont des moments de concentration qui surprennent même lorsqu'on arrive au troisième d'entre eux et qui remettent en perspective toute l'histoire qui vient d'être racontée.

Je me suis donc peut-être ennuyée en lisant la deuxième partie, mais la première est vraiment excellente, tout comme le sont ces contrepoints, et, en ce qui me concerne, cela m'a donné envie de me remettre à ma propre prose.

samedi 7 novembre 2009

"Un Roman français" Frédéric Beigbeder : portrait de l'artiste en figure proustienne.

D'habitude, je n'achète pas les livres qui obtiennent un prix littéraire (sauf, éventuellement, les Prix Nobel de littérature, mais c'est l'ensemble d'une oeuvre qu'ils couronnent et non une oeuvre en particulier) : c'est commercial, médiatique et ce n'est presque jamais décerné en fonction de la véritable valeur littéraire du livre en question (je vais vous poser la question que nous avait posée notre prof de français en hypokhâgne : "Vous pouvez me citer plus de trois Goncourts dont on se souvient encore aujourd'hui pour leur valeur littéraire ?").

Mais cette fois-ci, allez savoir pourquoi, j'avais envie. Je suis donc ressortie de chez Gibert Joseph avec Trois femmes puissantes, Un Roman français et le premier tome des Mythologiques de Lévi-Strauss (mais ça, ça peut aussi plus ou moins compter pour du boulot :p). J'avais quand même un peu mauvaise conscience en faisant la queue à la caisse, comme si j'étais en train de faire quelque chose de honteux ("Rrrhahahaha !!! Espèce de mouton médiatique !!!"), surtout à cause du livre de Beigbeder : Ndiaye est un bon écrivain que j'ai déjà lu (même si je n'ai pas souvenir d'avoir adoré Rosie Carpe) et Lévi-Strauss... d'accord, c'est la honte de commencer à le lire parce qu'il est mort, mais bon, c'est quand même Lévi-Strauss et j'ai l'excuse (bidon, je le reconnais) de ne pas faire de l'ethnologie ou de la sociologie.

Histoire de Cuver ma Honte, j'ai donc commencé par l'Objet de ma Vergogne. Et je me suis rendue compte, après lecture, qu'il n'y avait pas de quoi rougir.

Je précise tout de suite deux choses : 1) je ne suis (très manifestement) pas critique littéraire et 2) je n'ai lu aucun des ouvrages antérieurs dudit Beigbeder ; j'ai entendu dire que ce livre était sans doute le meilleur qu'il ait écrit jusqu'ici, je ne peux pas le confirmer. Sur ce, je me lance.

Beigbeder, pour moi, c'était surtout le gars qui vend des bouquins en écrivant sur des sujets trash qui font vendre ; donc, a priori, plutôt suspect, parce que, lorsqu'on a besoin de mettre du cul et de la coke dans son livre pour qu'on en parle, c'est qu'il y a quelque chose d'autre qu'il faut compenser et qui, normalement, aurait dû faire sa réputation : le talent d'écrivain. Ici, il y a la Fameuse Histoire de l'arrestation en flagrant délit de sniffage de coke, ce qui fait que c'est là-dessus que les journalistes ont insisté (à ce qu'il m'a semblé) au moment de la parution du bouquin. Mais bon, comme très souvent, ce qui ressort de la presse n'est que la partie émergée de l'iceberg ; il faut manger, aussi, et on mange manifestement mieux en mettant du cul et de la coke en première page, même à propos d'un livre.

Passons donc au bouquin proprement dit, ça changera. Un Roman français se présente comme une autobiographie : Beigbeder prend l' "occasion" (j'avoue, le mot est mal choisi, vu le caractère insupportable et éprouvant de ce qu'il décrit) de sa garde-à-vue pour se mettre en scène en train de se remémorer, dans sa cellule, son enfance et l'histoire de sa famille. Le récit est à la première personne, il parle de gens qui existent ou ont existé, d'événements présentés comme vécus (et comme la détention l'a effectivement été, on n'est pas tenté de douter du reste), bref les conditions d'un récit autobiographique (le mot est d'ailleurs écrit dans l'ouvrage).

En même temps, il est sous-titré "roman" sur la couverture et sur la page de garde et il ne faut pas non plus l'oublier, bien que cela n'aille pas à l'encontre de la posture autobiographique revendiquée. Ce qui est plus ou moins romancé, c'est la situation : dans le premier chapitre, Beigbeder explique qu'il n'a aucun souvenir de son enfance, qu'il fait semblant en acquiesçant lorsqu'on lui dit "Tu te souviens ?" et qu'il écrit donc sur son passé et celui de sa famille pour essayer de se souvenir. Il le dit d'ailleurs à plusieurs reprise : l'écriture permet de se souvenir et, surtout, de ne pas oublier. C'est cette posture d'amnésique qui est fictive : elle a peut-être eu une réalité, mais, au moment de la rédaction de son livre, Beigbeder se souvenait manifestement très bien de son enfance, la composition de cette oeuvre en témoigne.

Elle s'ouvre sur un prologue relatant la mort de son arrière-grand-père pendant la première guerre mondiale, ce "preux chevalier" tué à 37 ans, dont on ne sait si c'est lui qui est qualifié de "jeune homme" ou une photo de lui prise lorsqu'il était effectivement un jeune homme (on a beau ne pas être vieux à 37 ans, on n'est quand même pas un jeune homme). Cette hésitation introduit dès le départ un des thèmes dominants de l'oeuvre : le problème de l'âge. Ce livre ("roman" n'est pas vraiment approprié, même en pirouette finale sur l'air du "oui, mais ça, je l'ai inventé, d'ailleurs c'est écrit sur la couverture !" : autobiographie, oui, mais pas sans filet) se présente en effet comme le passage assez tardif de l'adolescence à l'âge adulte, ou plutôt l'acception, enfin, du fait d'être un adulte, le séjour en garde-à-vue agissant comme déclencheur d'une brutale prise de conscience. Beigbeder le reconnaît dès le récit de la fameuse soirée qui déboucha sur l'arrestation : ce soir-là, il cherchait à "cach[er son] âge dans [sa] barbe et [son] imperméable noir" et qualifie ses sorties nocturnes de "sport des vieux qui refusent de vieillir".

C'est donc le récit d'une sorte de métamorphose qui s'annonce, métamorphose par la recherche d'une rédemption (nota bene : je me fous de savoir si Beigbeder a effectivement cessé de sniffer de la coke ou non ; ça, c'est sa vie, ça ne me regarde pas et je pense pouvoir mourir sans l'avoir jamais su ; ce qui m'intéresse, c'est ce qui se trouve dans son livre). On le voit très bien en particulier au milieu du bouquin, lors de l'entretien "philosophico-social" avec le premier policier : il tient toujours son discours libertaire "si je veux me détruire, j'en ai le droit, je ne fais de mal à personne d'autre qu'à moi", mais il n'y croit déjà plus.

Qui dit rédemption dit aussi, comme souvent, recherche de la sympathie du lecteur. C'est ce rapport que Beigbeder cherche à installer et il y parvient très bien, entre la description de ses conditions de détention (ce qui nous vaut un chapitre de dénonciation de l'insalubrité du Dépôt, passages tout en capitales à l'appui, que je qualifierai assez ironiquement de "Bienvenue dans le monde réel, mon gars ! Pendant que certains sortent la nuit et se bourrent le nez de coke, d'autres triment et dorment dans la merde !") ou encore le portrait qu'il fait de lui enfant en vilain petit canard éclipsé par un frère parfait et destiné à le rester éternellement puisque, pendant que Frédéric est en taule, Charles reçoit la Légion d'Honneur. Le lecteur est donc plongé dans un bain de sympathie très efficace (ceci dit sans jugement positif ou négatif, même si cela vire parfois au mélodramme : cf. par exemple le titre du premier chapitre "Les ailes coupées", faut quand même pas pousser), d'autant que s'instaure, à certains moments, un dialogue entre l'auteur et lui. Comme Rousseau, Beigbeder le prend à témoin et en profite pour plaider sa cause, c'est un grand classique de l'autobiographie.

Car, comme pour toute autobiographie, il s'agit aussi d'expliquer comment Frédéric est devenu Beigbeder, comment il en est venu à se retrouver dans cette immonde cellule de garde-à-vue et par là, à écrire ce livre. En vérité, ce qui se cache aussi derrière ce thème, là encore comme pour toute autobiographie d'écrivain, c'est également comment il en est venu à écrire tout court. Cette question n'est pas abordée explicitement, mais elle est tout de même bien présente et c'est là que Beigbeder commence à pécher, si je puis me permettre : ce qui se dessine en effet derrière tout cela, ce sont en effet les poncifs habituels de l'écrivain mal aimé, malheureux, vilain petit canard pendant son enfance, en particulier lorsqu'il parle de ses amours déçues pour les deux filles du garde-barrière, qui n'avaient, elles, d'yeux que pour son frère ; le chapitre s'intitule, avec beaucoup d'humour, "Le râteau originel", mais il ne se termine avec "si vous m'aviez aimé d'emblée, aurais-je écrit ?" : impossible de faire plus cliché, presque tous les τόποι y passent, hélas...

On sent de fait que Beigbeder est en quête de reconnaissance littéraire. Il y revient même si souvent qu'il faudrait se crever les yeux pour ne pas le voir. D'abord, sur la page de garde, "Frédéric Beigbeder, de l'Académie des Lettres Pyrénéenes" : j'ai déjà dit ce que je pense des académies en général et de l'Académie en particulier, donc je ne me répéterai pas ; mais ça, franchement ! Vu le personnage, ce pourrait être une plaisanterie, une sorte de pirouette pour se moquer de l'Académie, l'autre ; mais étant donné que celle dont il est question ici existe vraiment et, surtout, l'évidence de son souci de reconnaissance, il est à craindre qu'il ne soit effectivement sérieux, ce qui, à mon avis, confine autant au ridicule que "Bidule, de l'Académie Balaisàchiotte".

Si je parle de souci de reconnaissance, c'est parce qu'il y a, à mon avis, une sorte de "désir proustien" dans ce livre, au sens où Frédéric Beigbeder aimerait bien qu'on le rapproche de l'auteur de la Recherche du temps perdu. Bien sûr, il s'en défend lorsqu'il aborde le sujet ("Mmh, ne me mettez pas trop la pression, s'il vous plaît", dit-il à ce moment-là), il n'en demeure pas moins que la référence est là et qu'elle n'est pas innocente : Proust, c'est en effet le dandy mondain qui renonce aux fêtes de la haute société pour se mettre à écrire. Or force est de reconnaître que Beigbeder, par sa famille, par le milieu qu'il fréquente, par l'image qu'il a renvoyée de lui jusque-là, ressemble furieusement à ce dandy. Les allusions ne manquent pas : citation de Ronsard en exergue, dont on apprend ensuite qu'il s'agit d'un poème adressé à l'un des aïeux de l'auteur, nom du château de l'arrière-grand-père mort en 1915 apparaissant, précisément, dans la Recherche (mieux : dans Sodome et Gomorrhe), mais aussi multiples références à la littérature, à des auteurs multiples et variés (cf. en particulier l'énumération des "maîtres" de Beigbeder, tous morts jeunes), aux hauts lieux bien connus de la haute société (en particulier les chapitres sur la période à Neuilly et les promenades au Bois de Boulogne) ; bref, si l'on reprend le tout, ce portrait d'un jeune garçon issu de la bonne société, féru de littérature, découvrant le monde et ne réussissant pas à être heureux en amour n'est pas sans nous rappeler quelque chose : c'est le petit Marcel. On peut même aller plus loin et dire que la madeleine de Beigbeder, c'est sa garde-à-vue.

Le problème, c'est que Frédéric Beigbeder n'est pas Proust. Evidemment, le talent et l'oeuvre de ce dernier sont si gigantesques qu'il n'est pas très juste de comparer qui que soit avec lui, surtout près d'un siècle après : le temps passe, le monde change, le style (cette "vision du monde") des auteurs aussi, on retrouve l'inévitable marronnier du "on ne peut pas écrire comme au début du XXème siècle". Mais quand même.

Le style de Beigbeder est un mélange de références intellectuelles et mondaines, assorties d'allusion à la "culture populaire", si typiques de ce genre de milieu : passer avec une feinte désinvolture de Paul-Jean Toulet au gendarme de St Tropez, c'est tellement chic, tellement "mais oui, mon cher, moi aussi j'ai quelques goûts "populaires" et je ne m'en cache pas...!" Grand fou, va ! Ces références "insolites" ont manifestement pour but de rehausser le style dominant du texte, en créant des "aspérités", et elles sont parfois introduites avec suffisamment d'ironie et d'auto-dérision pour qu'on en sourie, voire qu'on rie franchement. Mais elles ne parviennent pas à donner de la profondeur au texte, qui reste désespérément plat et sans épaisseur : les mots sont alignés les uns derrière les autres, ils ne suivent, mais toujours en ligne droite. A propos du grand-père déshérité pour cause de mésalliance surgit une référence à la demande de divorce de Cécilia Ciganer-Albeniz (notez qu'il ne l'appelle pas Cécilia Sarkozy, ce qui la rendrait trop aisément identifiable par l'homme du commun) : quelle utilité et, surtout, quel sens ? Bien sûr, cette manière d'écrire contribue au style "oral" adopté pour établir un lien avec le lecteur, mais, si seule la communication est visée, sans intention littéraire, alors on ne sous-titre pas son livre "roman" (car c'est aussi ce qui est contenu dans ce mot).

Il faut quand même reconnaître qu'il y a un travail sur le texte. La question des "trous", par exemple, est intéressante : Frédéric Beigbeder explique, au début de son oeuvre, qu'il a des "trous" dans sa mémoire, qu'il oublie toujours tout, qu'il faut être indulgent envers les amnésiques, parce qu'ils ne le font pas exprès. Or son texte aussi est plein de "trous". Une partie est due à ces références au milieu social dont il provient et qui, non explicitées, deviennent quelque chose de flottant, d'autant plus susceptible d'être idéalisé ou, tout du moins, investi par l'imaginaire du lecteur. Je n'ai par exemple aucune idée de qui est le Garcia chez qui le grand-père maternel achetait des espadrilles roses et je m'en fous totalement : ce que je vois, c'est que ce nom dessine les contours d'un monde que son imprécision renvoie, finalement, définitivement au passé, avec tout ce que cela suppose. Le procédé est encore plus voyant lors du récit des conditions de détention : quand il écrit, à un moment, qu'il partage sa cellule avec un schizophrène, la première question qui m'est venue à l'esprit a été "mais comment sait-il que c'est un schizophrène ?", question stupide, je l'avoue, face à une oeuvre littéraire ; on ne le saura d'ailleurs jamais, mais ce genre de "trou" invite à s'impliquer soi-même dans la représentation de la cellule évoquée et contribue ainsi à dramatiser un peu plus la scène, en suivant le cadre mis en place par l'auteur. Cela aussi contribue à la sympathisation du lecteur avec l'auteur. Ces chapitres sur la prison sont visiblement ceux qui ont été le plus travaillés, comme le prouve le début de celui qui s'intitule "Bribes d'arrestation" où Beigbeder tend un bref moment à la prose poétique, à propos de sa tentative de se remémorer son passé, de manière, à mon avis, assez réussie (mais je ne suis pas une autorité en matière de prose poétique). Ces "trous" sont d'autant plus intéressant qu'ils disparaissent peu à peu au fur et à mesure que le narrateur se souvient : il est d'ailleurs assez significatif, de ce point de vue, que Beigbeder se mette, à la fin du bouquin, à expliquer entre parenthèses ces références qui restaient définitivement floues au début.

Mais en vérité, le gros point positif de cette oeuvre, c'est sa composition. C'est là qu'on parvient à une certaine profondeur et à la création d'effets de sens. L'alternance de réminiscences et de retours à la cellule est tout à fait bienvenue et on sent qu'elle n'est pas faite au hasard. Les deux fils se mêlent, s'entre-mêlent et s'enrichissent l'un l'autre en se reflétant comme des miroirs. Ce n'est ainsi sans doute pas par pure contingence si à peu près au milieu du roman apparaissent le chapitre avec le policier dont j'ai déjà parlé et celui relatant le divorce des parents : dans le premier, Beigbeder cesse d'être "un enfant dans le corps d'un adulte" ; dans le second, il devient "un adulte dans le corps d'un enfant". Il y aurait ici tout un travail d'analyse à faire sur les échos et les reflets de l'un à l'autre, qui sont très intéressants. Le dernier chapitre est ainsi un point finale particulièrement réussi.

Par contre, celui annoncé par le titre et repris à la fin de l'oeuvre, la dimension "française", est un flop complet et sent le plaqué par tentative d'enrichissement. Franchement, l'essai de s'inscrire dans une optique d' "histoire nationale" (cf. par exemple l'arrière-grand-père qualifié de "preux chevalier") tombe à l'eau : oui, la famille de Beigbeder a subi les vicissitudes de l'histoire française, mais de là à suggérer qu'elle a eu une évolution type, il ne faut pas exagérer et les éléments ne manquent pas pour voir que, précisément, cette famille n'est pas n'importe quelle famille française. Il aurait mieux valu s'abstenir et ne s'en tenir qu'aux effets de sens internes aux deux parties de la vie de l'auteur mises en miroir.

Ce livre restera-t-il dans l'histoire ? Tout seul, il y a de fortes chances que non, le style étant encore celui d'un intellectuel mondain, Frédéric ne s'est pas changé en Marcel. Mais, s'il s'agit effectivement d'un tournant dans l'oeuvre de Beigbeder, la suite promet d'être intéressante et il y a des chances pour que j'achète son prochain bouquin, sans avoir vaguement honte de le faire au moment de passer à la caisse.