mercredi 15 juillet 2009

Sidoine Apollinaire, "Carmen II"

Chose promise, chose due, voici un portrait de barbares chez Sidoine Apollinaire et même de ceux qui sont barbares pour les barbares, j'ai nommé les Huns.

Sidoine Apollinaire est un poète gaulois du Vème siècle après, qui a notamment écrit des panégyriques ( i.e. des discours d'éloge ; mais, rassurez-vous, à côté de celui de Pline le Jeune adressé à Trajan, la brosse à reluire de Sidoine, c'est de la roupie de sansonnet ) pour trois empereurs du milieu de ce siècle, Avitus, Majorien et Anthémius.

Le genre du panégyrique est très codifié : on célèbre la naissance du Grand Homme, sa famille, son éducation, etc. et, bien sûr, ses exploits militaires. Pour ce faire, il faut évidemment présenter l'Ennemi comme absolument terrible, d'où de nombreux portraits de barbares chez Sidoine ( il faut penser qu'on est alors au début des Grandes invasions et que la question des barbares est donc très importante ). Ici, les Huns sont présentés comme la Barbarie à l'Etat Pur.

Le style de Sidoine est placé sous le signe du "pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?" Pour le traducteur, il y a parfois vraiment de quoi devenir chèvre. Imaginez un texte précieux ( i.e. en lien avec ce qu'on appellera plus tard la Préciosité littéraire ), mais en latin ! Ceci dit, une fois qu'on l'a étudié, on se rend compte que cet auteur est intéressant, à mon avis moins pour son style que pour sa manière de reprendre les lieux communs et de les adapter à ses besoins. Là, c'est le portrait de barbares, topique en histoire depuis César.


... Sed omittimus istos
ut populatores : belli magis acta reuoluo.
Quod bellum non parua manus nec carcere fracto
ad gladiaturam tu, Spartace vincte, parasti,
sed Scythicae uaga turba plagae, feritatis abundans,
dira, rapax, uehemens, ipsis quoque gentibus illic
barbara barbaricis, cuius dux Hormidac atque
ciuis erat. Quis tale solum est moresque genusque.

Albus Hyperboreis Tanais qua uallibus actus
Riphaea de caute cadit, iacet axe sub ursae
gens animis membrisque minax : ita sub fronte cauernis
uisus adest oculis absentibus ; acta cerebri
in cameram uix ad refugos lux peruenit orbes,
non tamen et clausos ; nam fornice non spatioso
magna uident spatia, et maioris luminis usum
perspicua in puteis compensant puncta profundis.
Tum, ne per malas excrescat fistula duplex,
obtundit teneras circumdata fascia nares,
ut galeis cedant : sic propter proelia natos
maternus deformat amor, quia tensa genarum
non interiecto fit latio area naso.
Cetera pars est pulchra uiris : stant pectora uasta,
insignes umeri, succinta sub ilibus aluus.
Forma quidem pediti media est, procera sed exstat
si cernas equites ; sic longi saepe putantur
si sedeant. Vix matre carens ut constitit infans,
mox praebet dorsum sonipes ; cognata reare
membra uiris : ita semper equo ceu fixus adhaeret
rector ; cornipedum tergo gens altera fertur,
haec habitat. Teretes arcus et spicula cordi,
terribiles certaeque manus iaculisque ferendae
mortis fixa fides et non peccante sub ictu
edoctus peccare furor.


Mais laissons de côté ces autres barbares en tant qu'ils sont des pillards : j'en reviens plutôt aux hauts faits de la guerre. Cette guerre, ce n'est pas une petite troupe qui l'a préparée, ni toi, Spartacus, qui as été chargé de liens et as brisé ta prison pour prendre la tête de gladiateurs, mais la foule errante de la terre scythe, qui regorge de férocité, cruelle, avide, violente, barbare aussi pour les peuples barbares eux-mêmes qui sont là-bas. Son chef et concitoyen était Hormidac. Voici quels sont son sol, ses moeurs et son peuple.

Là où le blanc Tanaïs est conduit à travers les vallées hyperboréennes et tombe des monts Riphées se trouve, sous le char de l'Ourse, un peuple terrible psychiquement et physiquement : les visages même de leurs enfants ont à ce point une horreur qui leur est propre. Une masse ronde s'élève au sommet de leur tête ; sous leur front, leur regard est présent dans deux cavités, car leurs yeux sont absents ; la lumière, conduite dans la voûte cérébrale, parvient à peine aux globes qui la fuient, mais ne sont cependant pas fermés ; car malgré une étroite ouverture, ils voient de grands espaces et les points visibles dans leurs puits profonds compensent l'usage qu'ils feraient d'un oeil plus grand. Puis, pour que les deux narines ne croissent pas trop sur les joues, un lacet attaché autour de la tête les écrase quand elles sont tendres, pour qu'elles cèdent devant les casques : ainsi, à cause des combats, l'amour de leurs mères déforme les enfants, car la surface plate des joues devient plus large lorsque le nez n'est plus en son milieu. Le reste du corps est beau chez les hommes : ils ont une large poitrine, les membres remarquables, le ventre effacé sous leurs flancs. Ils sont certes de taille moyenne lorsqu'ils sont à pied, mais elle paraît haute si on les voit à cheval : ainsi on les croit souvent grands s'ils sont assis. Quand l'enfant, privé de sa mère, se tient debout, un cheval lui présente son dos ; on croirait que ses membres sont les mêmes que ceux de l'homme : tant le cavalier adhère au cheval, comme s'il y était fixé ; un autre peuple est porté par le dos des chevaux, celui-ci y habite. Les arcs arrondis et les flèches leur sont chers, leurs mains sont terribles et sûres ; ils sont toujours certains de donner la mort avec leurs javelots et leur fureur est instruite à faire le mal d'un coup qui n'est pas mal porté.


( Sidoine Apollinaire, Carmen II dédié à Anthémius, vers 235 à 270 )



Bonus gagnant pour les latinistes : je l'ai dit ailleurs, je le redis ici, je paie un pot de beurre de cacahouètes à celui qui sera capable de me représenter précisément la sandale de Roma Bellatrix qui est décrite un peu plus loin dans le même panégyrique. Voici le texte ; bon courage, mes camarades et moi avons été perplexes toute l'année, ce qui pose problème lorsqu'il faut traduire... :p

Perpetuo stat planta solo, sed fascia primos
sistitur ad digitos, retinacula bina cothurnis
mittit in aduersum uincto de fomite pollex,
quae stringant crepidas et concurrentibus ansis
uinculorum pandas texant per crura catenas.


Ce sont les vers 400 à 404.

lundi 13 juillet 2009

Bonaventure des Périers, "Nouvelles récréations et joyeux devis"

C'était la bonne surprise du programme français d'agrèg' : Bonaventure des Périers, auteur du XVIème siècle qui, entre autres choses, a publié un recueil de nouvelles, genre très à la mode à l'époque ( pensez à l'Heptaméron de Marguerite de Navarre ). J'ai une dent contre la médiévale, mais pas contre le XVIème et je dois dire que je me suis beaucoup amusée à lire cette oeuvre. Voici ma préférée toutes catégories ( j'ai explosé de rire dans le train en la lisant ! ) et je ne suis pas la seule à lui décerner la palme...! Voici donc, avec l'orthographe d'époque, la nouvelle 62 :

Du jeune garson qui se nomma Thoinette, pour estre receu à une religion de nonnains et comment elle fit saulter les lunettes de l'abbesse qui la visitoit toute nue.


Il y avoit un jeune garson de l'age de dixsept à dixhuit ans, lequel estant à un jour de feste entré en un couvent de Religieuses en veid quatre ou cinq qui luy semblerent fort belles : et dont n'y avoit celle pour laquelle il n'eust trop volentiers rompu le jeusne : et les mit si bien en sa fantaisie qu'il y pensoit à toutes heures. Un jour comme il en parloit à quelque bon compaignon de sa cognoissance, ce compaignon luy dit : « Sçais tu que tu feras ? Tu es beau garson, habille toy en fille et te va rendre à l'abbesse : elle te recepvra aisément, tu n'es point congneu en ce pays d'icy. »

Car il estoit garson de mestier et alloit et venoit par pays. Il creut assez facilement ce conseil : se pensant qu'en cela n'avoit aucun danger qu'il n'esvitast bien quand il voudroit. Il s'habille en fille assez povrement et s'advisa de se nommer Thoinette. Dont de par Dieu s'en va au couvent de ces Religieuses, ou elle trouva façon de se faire veoir à l'abbesse qui estoit fort vieille. Et de bonne adventure n'avoit point de chambriere. Thoinette parle à l'abbesse et lui compta assez bien son cas : disant qu'elle estoit une povre orfeline d'un village de là aupres, qu'elle luy nomma. Et en effect parla si humblement que l'abbesse la trouva à son gré : et par manière d'aumosne la voulut retirer, luy disant que pour quelques jours elle estoit contente de la prendre : et que s'elle vouloit estre bonne fille, qu'elle demeuroit là dedans. Thoinette fit bien la sage, et suyvit la bonne femme d'abbesse, à laquelle elle sceut fort bien complaire : et quant et quant se faire aymer à toutes les Religieuses : Et mesme en moins de rien elle apprint à ouvrer de l'aiguille : Car peult estre qu'elle en sçavoit desja quelque chose, dont l'abbesse en fut si contente qu'elle la voulut incontinent faire nonne là dedans. Quant elle eut l'habit ce fut bien ce qu'elle demandoit et commença à s'approcher fort pres de celles qu'elle voyoit les plus belles, et de privauté en privauté, elle fut mise à coucher avec l'une. Elle n'attendit pas la deuxiesme nuict que par honnestes et aymables jeux elle fit congnoistre à sa compagne qu'elle avoit le ventre cornu, luy faisant entendre que c'estoit par miracle : et vouloir de Dieu. Pour abbreger elle mit sa cheville au pertuys de sa compagne et s'en trouverent bien, et l'une et l'autre : laquelle chose en la bonne heure. Il, dy je, Elle, continua assez longuement, et non seulement avec celle la : mais encore avec trois ou quatre des aultres, desquelles elles s'accointa. Et quand une chose est venue à la cognoissance de troys, ou de quatre personnes, il est aisé que la cinquiesme le sache, et puis la sixiesme : de mode qu'entre les nonnes y en ayant quelques unes de belles et les aultres laydes, ausquelles Thoinette ne faisoit pas si grande familiarité qu'aux aultres : avec maintes aultres conjectures, il leur fut facile de penser que je sçay pas quoy. Et y firent tel guet qu'elles le connurent assez certainement : et commencerent à en murmurer si avant, que l'abbesse en fut advertie, non qu'on luy dist que nomément ce fust seur Thoinette. Car elle l'avoit mise là dedans et puis elle l'aymoit fort. Et ne l'eust pas bonnement creu. Mais on luy disoit par parolles couvertes qu'elle ne se fiast pas en l'habit et que toutes celles de leans n'estoyent pas si bonnes qu'elle pensoit bien : et qu'il y en avoit quelqu'une d'entre elles qui faisoit deshonneur à la Religion : et qui gastoit les Religieuses. Mais quand elle demandoit qui c'estoit et que c'estoit, elles respondoyent que s'elle les vouloit faire despouiller , elle le congnoistroit. L'abbesse esbahie de ceste nouvelles, en voulut sçavoir la verité au premier jour, et pour ce faire, fit venir toutes les Religieuses en chapitre. Seur Thoinette estant advertie par ses mieulx aymées de l'intention de l'abbesse, qui estoit de les visiter toutes nues : attache par derrière sa cheville par le bout avec un filet qu'elle tira par derriere : et accoustre si bien son petit cas qu'elle sembloit avoir le ventre fendu comme les aultres, à qui n'y eust regardé de bien pres : Se pensant que l'abbesse, qui ne voyoit pas la longueur de son nez ne le sçauroit jamais congnoistre. Les nonnes comparurent toutes. L'abbesse leur fit sa remonstrance, et dit pourquoy elle les avoit assemblées : et leur commanda qu'elles eussent à se despouiller toutes nues. Elle prend ses lunettes pour faire sa revue, et en les visitant les unes apres les autres, il vint au reng de seur Thoinette, laquelle voyant ces nonnes toutes nues, fraisches, blanches, refaictes, rebondies, elle ne peut estre maistresse de ceste cheville qu'il ne se fist mauvais jeu. Car sus le poinct que l'abbesse avoit les yeux le plus pres, la corde vint rompre : et en desbandant tout à coup la cheville vint repousser contre les lunettes de l'abbesse, et les fit saulter à deux grandz pas loing. Dont la povre abbesse fut si surprise qu'elle s'ecria, «Jesu Maria : ah Sans faulte dit elle, et est ce vous ? Mais qui l'eust jamais cuidé estre ainsi, que vous m'avez abusée ? »

Toutesfois, qui eust elle faict ? sinon qu'il fallut y remedier par patience, car elle n'eust pas voulu scandalizer la religion. Seur Thoinette eut congé de s'en aller, avec la promesse de sauver l'honneur des filles Religieuses.

dimanche 12 juillet 2009

"Feeling good"

Parce que ça fait longtemps que je n'ai pas mis de musique par ici, un petit standard.



Feeling good




Découvrez Nina Simone!




Birds flying high
You know how I feel
Sun in the sky
You know how I feel
Breeze driftin' on by
You know how I feel
It's a new dawn
It's a new day
It's a new life
For me
And I'm feeling good

Fish in the sea
You know how I feel
River running free
You know how I feel
Blossom on the tree
You know how I feel
It's a new dawn
It's a new day
It's a new life
For me
And I'm feeling good

Dragonfly out in the sun
You know what I mean, don't you know
Butterflies all havin' fun
You know what I mean
Sleep in peace when the day is done,
What's what I mean
And this old world is a new world
And a bold world
For me

Stars when you shine
You know how I feel
Scent of the pine
You know how I feel
Yeah freedom is mine
And I know how I feel
It's a new dawn
It's a new day
It's a new life
For me

And I'm feeling good

lundi 6 juillet 2009

Aristophane, "Les Nuées"

Autre texte intéressant que j'ai dû retraduire et qui, je dois l'avouer, m'amuse beaucoup plus que la Théogonie : Les Nuées d'Aristophane. Aristophane est un auteur de comédies athénien de la fin du Vème siècle avant Jésus-Christ. Pour le dire en un mot, il est tout simplement éblouissant. Tout d'abord, il est très drôle, avec un humour assez souvent en bas de la ceinture , mais qui marche à tous les coups. Mais surtout, il fait preuve d'une invention verbale absolument géniale ( qui cause d'ailleurs de sacrées migraines à ses traducteurs ). Ses pièces sont également en prise directe avec l'actualité de l'époque, ce qui fait que c'est souvent grâce à lui que nous avons une petite idée d'à quoi ressemblait le quotidien d'un Athénien aux alentours de 420 et quels étaient les débats et les idées en vogue à ce moment-là. Il écrivait en effet en pleine guerre du Péloponnèse ( durant laquelle les Athéniens et les Spartiates se sont affrontés grosso modo de 431 à 404 ) et se trouvait être un fervent partisan de la paix, ce qui fait qu'il n'hésitait pas à vilipender les va-t-en-guerre de toutes sortes, avec une liberté de ton qu'on a du mal à retrouver de nos jours.

Pour une fois, Les Nuées ne se font pas l'apôtre de la paix, comme les deux premières pièces du comique athénien, Les Acharniens et Les Cavaliers, mais traitent des nouvelles idées en vogue à Athènes sur l'éducation, en particulier de l'enseignement des sophistes. Pour résumer assez grossièrement, les sophistes étaient des professeurs itinérants qui, moyennant finances, proposaient d'enseigner aux jeunes gens l'art oratoire. Un de leurs principaux arguments publicitaires étaient : "grâce à nous, vous pourrez soutenir une chose et son contraire... et vaincre dans l'un comme dans l'autre cas". C'est pour cette raison que Platon leur reproche de faire de tout cela un jeu et de ne se soucier en rien de la vérité, contrairement au vrai philosophe. Dans la pratique, on sait aujourd'hui que les sophistes avaient aussi une pensée propre et qu'ils ne se contentaient pas de faire les marioles en tenant des discours creux et amoraux.

Evidemment, je ne fais ici que résumer très grossièrement la question : si jamais un spécialiste se perd suffisamment pour tomber ici, je précise que je suis tout à fait consciente que c'est beaucoup plus subtile que cela. Ceci dit, si ça intéresse quelqu'un ( on ne sait jamais ), dites-le-moi, je peux développer.

L'intrigue des Nuées est assez simple : Strepsiade, un paysan athénien, est griblé de dettes parce que son fils, Phidippide, est un fan d'équitation, au point de même passer ses nuits à en rêver. Or Strepsiade a entendu parler de l'enseignement d'un certain Socrate ( qu'Aristophane met allègrement plus ou moins dans le même sac que les sophistes ), qui permet de gagner à tous les coups en justice, ce qui l'intéresse d'autant plus que ses créanciers menacent maintenant de porter l'affaire au tribunal. Il essaie d'abord en vain de convaincre son fils d'entrer à l'école des sophistes ( appelée "le Pensoir" ), puis décide d'y aller lui-même. Le passage que je vous présente se situe juste au moment où Socrate fait sa première entrée en scène, assis dans une corbeille suspendue qui descend doucement jusqu'au sol ; Strepsiade était en train de discuter avec un disciple, sur le pas de la porte du Pensoir. Je n'ai malheureusement pas réussi à conserver la répartition typographique des vers entre les différentes répliques, je vous la signale par des "\".


ΜΑ : Αὐτός.

ΣΤ : Τίς αὐτός ;

ΜΑ : Σωκράτης.

ΣΤ : Ὦ Σώκρατης... \ Ἴθι οὗτος, ἀναβόησον αὐτόν μοι μέγα \

ΜΑ : Αὐτὸς μὲν οὖν σὺ κάλεσον * οὐ γάρ μοι σχολή. \


ΣΤ : Ὦ Σώκρατης, \ ὦ Σωκρατίδιον...

ΣΩ : Τί με καλεῖς, ὦφήμερε ; \

ΣΤ : Πρῶτον μὲν ὅ τι δρᾶς, ἀντιβολῶ, κάτειπέ μοι. \

ΣΩ : Ἀεροβατῶ καὶ περιφρονῶ τὸν ἥλιον. \

ΣΤ : Ἔπειτ' ἀπὸ ταρροῦ τοὺς θεοὺς ὑπερφρονεῖς, \ ἀλλ' οὐκ ἀπὸ τῆς γῆς, εἴπερ ;

ΣΩ : Οὐ γὰρ ἄν ποτε \ ἐξηῦρον ὀρθῶς τὰ μετέωρα πράγματα, \ εἰ μὴ κρεμάσας τὸ νὀημα καὶ τὴν φροντίδα \ λεπτὴν καταμείξας εἰς τὸν ὅμοιον ἀέρα. \ Εἰ δ' ὤν χαμαὶ τἄνω κάτωθεν ἐσκόπουν, \ οὐκ ἄν ποτ' ηὗρον * οὐ γὰρ ἀλλ' ἡ γῆ βίᾳ \ ἕλκει πρὸς αὑτὴν τὴν ἰκμάδα τῆς φροντίδος. \ Πάσχει δὲ ταὐτὸ τοῦτο καὶ τὰ κάρδαμα. \

ΣΤ : Τί φῆς ; \ Ἠ φορντὶς ἕλκει τὴν ἰκμαδ' εἰς τὰ κάρδαμα ;



Disciple : C'est Lui !

Strepsiade : Qui, "Lui" ?

Disciple : Socrate !

Strepsiade : Socrate...! Va, toi, appelle-le-moi à grands cris.

Disciple : Appelle-le donc toi même, car je n'ai pas le temps.


Strepsiade : Socrate ! Mon Socratinou !

Socrate : Pourquoi m'appelles-tu, créature d'un jour ?

Strepsiade : Tout d'abord, ce que tu fais, je t'en prie, explique-le-moi.

Socrate : Je marche dans les airs et j'observe de tous côtés le soleil.

Strepsiade : Alors tu regardes de haut les dieux depuis une claie, mais pas depuis la terre, au moins.

Socrate : C'est que je n'aurais jamais découvert correctement les choses célestes, sauf avoir suspendu mon esprit et bien mêlé ma pensée, devenue subtile, dans l'air semblable. Tandis que, si j'étais à terre et que j'avais observé d'en bas ce qui est en haut, je n'aurais jamais trouvé. Non, en effet, mais la terre, par force, attire à elle la sève de la pensée. Ce même phénomène arrive aussi au cresson.

Strepsiade : Qu'est-ce que tu dis ? La pensée attire la sève vers le cresson ?


C'est court, je sais, mais j'ai encore un oral demain ( le grec sur programme, précisément ) et les scènes d'Aristophane sont tellement difficiles à couper que c'est soit ça, soit trois ou quatre pages, et la latiniste que je suis tape très lentement le grec. Si vous en voulez plus, allez voir dans le bouquin !

dimanche 5 juillet 2009

Les derniers des Mohicans et le "style français"

Puisque je suis pleine d'énergie négative et qu'il faut bien que je me défoule sur quelqu'un, c'est l'Académie qui va prendre. Après tout, on est ridicule ou on ne l'est pas et, dans mon cas, j'assume. C'est mal de s'en prendre à des vieillards, je sais, mais outre que "libre aux nouveaux d'exécrer les ancêtres : on est chez soi et on a le temps", ce n'est pas leur âge que je leur reproche, mais leur manière d'écrire.

Car les académiciens écrivent, certes, mais, franchement, pour ce qu'ils écrivent, était-il vraiment besoin de leur mettre sur le dos un habit ridicule ( mais délicieusement folklorique, il est vrai ) et de les monter autant en épingle ?

De fait, les académiciens écrivent à l'image de leur dictionnaire : ils sont chargés de conserver la pureté de la langue française ? leur écriture est, de même, un pur archétype du "style français", voire pire : "de l'esprit français".

Qu'est-ce que l' "esprit français" ? Eh bien, c'est simple : l' "esprit français", c'est ce petit quelque chose de teeeellement spiritueeeel, ces descriptions léchées qui font faux Saint-Simon, ces phrases si polies et repolies qu'elles en perdent tout naturel et deviennent tout ce qu'il y a de plus artificiel : en bref, qui sonnent faux.

Les écrivains de l'Académie n'écrivent pas pour écrire, ils n'écrivent pas pour saisir la vie, pour exprimer par leurs mots quelque chose d'essentiel et de désespérément indéfinissable ; ils écrivent pour ressembler à un standard, à un moule : celui du style français. C'est d'ailleurs pour cela qu'ils sont entrés à l'Académie : ils correspondaient parfaitement au moule et, comme les médiocres ridicules cherchent toujours à rester entre eux et n'admettent donc que leurs pareils pour ne pas risquer de se remettre en question, ils correspondront toujours au moule.

Voilà ce que je me disais il y a quelques mois, en lisant L'Irrégulière d'Edmonde Charles-Roux. Pardon : Edmonde Charles-Roux de l'Académie Goncourt. Oui, je sais, l'Académie et l'Académie Goncourt ne sont pas la même chose, mais, au fond, le diagnostic est le même ( un de mes profs disait très méchamment, mais assez justement : "A part Proust, pouvez-vous me citer un roman "distingué" par le Goncourt dont on parle encore aujourd'hui ?" ).

Je lisais donc L'Irrégulière, parce que j'avais vu Coco avant Chanel et que cela m'avait donné envie de jeter un coup d'oeil au roman dont il était l'adaptation. Au début, je me suis dit "pas si mauvais", mais quelque chose me gênait, puis j'ai commencé à avoir une légère indigestion de "style français" ( je dis "légère", parce que j'ai quand même fini le bouquin ; d'un autre côté, j'ai aussi fini Dan Brown pour faire plaisir à ma mère et à mon frère et je m'en servirais à peine dans mes toilettes, alors... ). J'ai failli écrire "trop de bien écrire tue le bien écrire", mais en réalité, ce n'est pas exactement ce que je veux dire ; "trop d'imitation du bien écrire tue l'écrire". Ce n'est pas un infâme brouillon, comme Dan Brown, mais c'est si artificiel et conforme que cela n'apporte pas grand chose à la littérature.

Je vais vous donner un exemple, pour, comme dirait Isocrate, "ne pas sembler faire le plus facile, critiquer ce qu'ont dit les autres" sans rien démontrer du tout. Je vais vous citer le tout début du prologue, décrivant les Cévennes, terre d'origine de la famille de Gabrielle Chanel.

C'est au sud de la France une terre jamais conquise. Effleurée seulement.
Il ne fait guère de doute qu'Hannibal lui-même... A la tête de ses éléphants et de ses Carthaginois, il opta pour un détour plutôt que d'attaquer de front la terre cévenole, cette barrière granitique, arc-boutée en travers de sa route comme un chat en colère.
Vint le temps des Césars. On se laissa romaniser, mais de loin. Et se manifesta aussi, en dépit des maigres ressources locales, un indéniable génie du commerce. C'est ainsi que le fromage des Gabales fit les délices des tables romaines. Voilà qui vaut d'être noté. Le meilleur du tempérament cévenol est là, dans cette force à fermer son coeur à la difficulté, à la pauvreté.
Quand se disloqua l'Empire, on vit le sac de Rome par les Barbares. Mais les mêmes Barbares vinrent battre au pied des Cévennes sans les submerger... Comme si les gens de guerre redoutaient instinctivement une région qu'ils pressentaient plus ouverte aux idées qu'aux hommes. Et deux siècles plus tard, toujours à l'ombre serrée des forêts, toujours au couvert des grottes, les montagnards du Gévaudan, les pasteurs de Villefort dominaient encore, et de très haut, les vallées étroites où glissait l'ombre cruelle des chevaliers de l'Islam. Les Arabes... Eux aussi renoncèrent.
Ainsi rien, ni les Sarrasins, ni les Anglais du Prince Noir, ni la peste, rien vraiment au cours des siècles ne troubla ces solitudes, hormis quelques pillards et les loups.
Tel est le génie d'une région si isolée du monde que s'y sont perpétués jusqu'à nos jours les caractères physiques de ses premiers occupants. Telles sont les origines de l'énigme fondamentale que pose un certain type féminin, une certaine beauté... C'est à la chevelure sombre des tribus venues d'Asie Mineure, aux cheveux drus et noirs des Gabales que les paysanes cévenoles doivent leurs airs de prophétesses. Et le port de tête qu'ont certaines femmes, là-bas... Et cette démarche à ne pas toucher terre...

Non, non, tout cela n'a pas été écrit dans les années 1880 ou 1930, mais bel et bien en 1974. Ah là là, le "génie français"... Vous remarquerez tout d'abord le thème général, celui de la terre, pour ne pas dire du terroir. C'est si subtilement énoncé qu'on pourrait presque avoir "nos ancêtres les Gaulois" : les cévenols sont d'une race ancienne, à part, que Tous les Peuples ont Craint, Carthaginois, Romains, Barbares, Sarrasins, Anglais... Manquent plus que les Prussiens et le tableau serait complet.

Vous noterez d'ailleurs la métaphore sousjacente des "vagues de l'Histoire" : "battre au pied des Cévennes sans les submerger" Et aussi "l'ombre cruelle des chevaliers de l'Islam" : tadaaa ! que d'effets ! que de points de suspension pour laisser planer le doute, susciter le rêve...! On sent son petit Gradus par derrière : "les points de suspension laissent l'énoncé en suspens, permettent de donner la possibilité au lecteur de rêver à son aise, suggèrent, évoquent plus qu'ils ne décrivent". Et là, du point de suspension, on en a ! Mes préférés, ce sont les premiers : "On dit qu'Hannibal lui-même..." Hannibal lui-même quoi ? N'a pas vu la nécessité de se coltiner ces montagnes quand il pouvait passer par l'étroite plaine entre les Cévennes et la Méditerranée ( car il y a un espace entre ces montagnes et la mer : je me demande où elle a vu les Cévennes lui barrer la route ) pour atteindre son seul et unique objectif, l'Italie ? C'est tout à fait sensé, d'autant qu'il savait qu'il ne pourrait couper aux Alpes !

En même temps, on vous décrit un "Cévenol éternel", pardon, le "tempérament cévenol" : il est farouche, on l'aura compris et l'insistance sur le milieu sauvage où il vit ( admirez l'allusion à la Bête du Gévaudan ! ) est, là encore, tout ce qu'il y a de plus légère ( "à l'ombre serrée des forêts", "au couvert des grottes" : c'est limite si elle ne nous le décrit pas vêtu de peaux de bête ; on dirait les descriptions des barbares chez Sidoine Apollinaire ! Je vous en donnerai si vous êtes sages ). Pis en plus on nous dit qu'ils sont consanguins...!

D'où le malaise : "Ciel ! je me suis laissée allée à décrire des Anciens Gaulois vivant comme des sauvages en autarcie quasi totale, comment vais-je m'en sortir pour que cela retombe positivement sur mon héroïne ?" C'est simple : en énonçant des paradoxes. C'est ainsi qu'on tombe sur "une région qu'ils pressentaient plus ouverte aux idées qu'aux hommes" : hum... comment une région peut-elle être ouverte aux idées si elle ne l'est pas aux hommes ? Mais, bon, c'est vrai qu'il faut suggérer que les idées de la Révolution ont aussi pénétré jusque là : on n'est pas resté si arriéré, quand même. Idem avec l' "indéniable génie du commerce" : si ce n'est pas complètement refait, de manière téléologique, pour expliquer le sens des affaires de Chanel, je veux bien me faire nonne, tiens. Du coup, on en arrive à l' "énigme fondamentale que pose un certain type féminin, une certaine beauté..." : ça, c'est du lourd ; je vous avoue que cette Enigme m'empêche de dormir la nuit.

Voilà pour l' "esprit français". Et le "style français" ? C'est une caricature de ce qu'on peut vous apprendre à l'école. Exemple : quiconque a eu un jour la joie de faire du thème latin a appris, pour son plus grand bonheur, que le français ne coordonne pas systématiquement ses phrases les unes aux autres ( contrairement à nos ancêtres les Romains ) ; il laisse à l'interlocuteur le soin de deviner le lien logique entre les phrases, en fonction du contexte ; on appelle ça l'asyndète. Ici, c'est presque systématique. S'y ajoutent de gros effets pour passer à un niveau de langue soutenu : multiplication des inversions du sujet, parfois ad nauseam ; on se laissa romaniser, à la limite du paternalisme : "alors ? on est content de sa sucette ? on en veut une autre ?" ; rythme ternaire, nécessairement ternaire ; grosses répétitions en anaphore ( aaaah... cette description des paysanes cévenoles ! pour un peu, on avait la tribu prophétique de Baudelaire ! ).

Bref, tout cela a autant de rapports avec la littérature que le Salon en avait avec la peinture. Oui, oui, c'est vrai, on ne tire pas sur une ambulance. Et puis c'est très vilain de s'en prendre à une vieille dame. Mais, voyez-vous, quand on écrit comme ça, on n'a qu'à ne pas se donner tant d'importance, parce que, franchement, quelle vanité ! Vanitas vanitatum et omnia vanitas ! "Mais Hugo, par exemple ! Hugo a fait partie de l'Académie !" Oui, il y a eu des exceptions et les romantiques ont notamment beaucoup cherché la reconnaissance institutionnelle. Mais alors que le Salon a perdu toute crédibilité et fini par disparaître, pourquoi continuer de faire reluire les épées de ceux-là à petits coups de langue bien appliqués ?

Pour vous donner une idée de ce que c'est qu'écrire, voici un extrait des Mémoires d'outre-tombe, de Chateaubriand ( livre III, chapitre 10 ), description des environs du château de Combourg en automne. C'est malheureux à dire, mais il n'y a quand même pas comparaison.

Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi : le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes : on se sent mieux à l'abri des hommes.
Un caractère moral s'attache aux scènes d'automne : ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s'affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées.
Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l'étang et leur perchée à l'entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir était une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j'entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrais-je quelque laboureur au bout d'un guérêt ? je m'arrêtais pour regarder cet homme germé à l'ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné, et qui retournant la terre de sa tombe avec le soc de sa charrue, mêlait ses sueurs brûlantes aux pluies glacées de l'automne : le sillon qu'il creusait était le monument destiné à lui survivre. Que faisait à cela mon élégante démone ? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide égyptienne noyée sous le sable, comme un jour le sillon armoricain cachée sous la bruyère : je m'applaudissais d'avoir placé les fables de ma félicité hors des réalités humaines.
Le soir, je m'embarquais sur l'étang, conduisant seul mon bateau, au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes des nénuphars. Là, se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leurs gazouillis : Tavernier enfant était moins attentif au récit d'un voyageur. Elles se jouaient sur l'eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s'élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait à peine, et qu'elles remplissaient de leur ramage confus.

Voilà la différence entre écrire pour exprimer quelque chose de la vie et écrire pour imiter une norme littéraire.