dimanche 5 juillet 2009

Les derniers des Mohicans et le "style français"

Puisque je suis pleine d'énergie négative et qu'il faut bien que je me défoule sur quelqu'un, c'est l'Académie qui va prendre. Après tout, on est ridicule ou on ne l'est pas et, dans mon cas, j'assume. C'est mal de s'en prendre à des vieillards, je sais, mais outre que "libre aux nouveaux d'exécrer les ancêtres : on est chez soi et on a le temps", ce n'est pas leur âge que je leur reproche, mais leur manière d'écrire.

Car les académiciens écrivent, certes, mais, franchement, pour ce qu'ils écrivent, était-il vraiment besoin de leur mettre sur le dos un habit ridicule ( mais délicieusement folklorique, il est vrai ) et de les monter autant en épingle ?

De fait, les académiciens écrivent à l'image de leur dictionnaire : ils sont chargés de conserver la pureté de la langue française ? leur écriture est, de même, un pur archétype du "style français", voire pire : "de l'esprit français".

Qu'est-ce que l' "esprit français" ? Eh bien, c'est simple : l' "esprit français", c'est ce petit quelque chose de teeeellement spiritueeeel, ces descriptions léchées qui font faux Saint-Simon, ces phrases si polies et repolies qu'elles en perdent tout naturel et deviennent tout ce qu'il y a de plus artificiel : en bref, qui sonnent faux.

Les écrivains de l'Académie n'écrivent pas pour écrire, ils n'écrivent pas pour saisir la vie, pour exprimer par leurs mots quelque chose d'essentiel et de désespérément indéfinissable ; ils écrivent pour ressembler à un standard, à un moule : celui du style français. C'est d'ailleurs pour cela qu'ils sont entrés à l'Académie : ils correspondaient parfaitement au moule et, comme les médiocres ridicules cherchent toujours à rester entre eux et n'admettent donc que leurs pareils pour ne pas risquer de se remettre en question, ils correspondront toujours au moule.

Voilà ce que je me disais il y a quelques mois, en lisant L'Irrégulière d'Edmonde Charles-Roux. Pardon : Edmonde Charles-Roux de l'Académie Goncourt. Oui, je sais, l'Académie et l'Académie Goncourt ne sont pas la même chose, mais, au fond, le diagnostic est le même ( un de mes profs disait très méchamment, mais assez justement : "A part Proust, pouvez-vous me citer un roman "distingué" par le Goncourt dont on parle encore aujourd'hui ?" ).

Je lisais donc L'Irrégulière, parce que j'avais vu Coco avant Chanel et que cela m'avait donné envie de jeter un coup d'oeil au roman dont il était l'adaptation. Au début, je me suis dit "pas si mauvais", mais quelque chose me gênait, puis j'ai commencé à avoir une légère indigestion de "style français" ( je dis "légère", parce que j'ai quand même fini le bouquin ; d'un autre côté, j'ai aussi fini Dan Brown pour faire plaisir à ma mère et à mon frère et je m'en servirais à peine dans mes toilettes, alors... ). J'ai failli écrire "trop de bien écrire tue le bien écrire", mais en réalité, ce n'est pas exactement ce que je veux dire ; "trop d'imitation du bien écrire tue l'écrire". Ce n'est pas un infâme brouillon, comme Dan Brown, mais c'est si artificiel et conforme que cela n'apporte pas grand chose à la littérature.

Je vais vous donner un exemple, pour, comme dirait Isocrate, "ne pas sembler faire le plus facile, critiquer ce qu'ont dit les autres" sans rien démontrer du tout. Je vais vous citer le tout début du prologue, décrivant les Cévennes, terre d'origine de la famille de Gabrielle Chanel.

C'est au sud de la France une terre jamais conquise. Effleurée seulement.
Il ne fait guère de doute qu'Hannibal lui-même... A la tête de ses éléphants et de ses Carthaginois, il opta pour un détour plutôt que d'attaquer de front la terre cévenole, cette barrière granitique, arc-boutée en travers de sa route comme un chat en colère.
Vint le temps des Césars. On se laissa romaniser, mais de loin. Et se manifesta aussi, en dépit des maigres ressources locales, un indéniable génie du commerce. C'est ainsi que le fromage des Gabales fit les délices des tables romaines. Voilà qui vaut d'être noté. Le meilleur du tempérament cévenol est là, dans cette force à fermer son coeur à la difficulté, à la pauvreté.
Quand se disloqua l'Empire, on vit le sac de Rome par les Barbares. Mais les mêmes Barbares vinrent battre au pied des Cévennes sans les submerger... Comme si les gens de guerre redoutaient instinctivement une région qu'ils pressentaient plus ouverte aux idées qu'aux hommes. Et deux siècles plus tard, toujours à l'ombre serrée des forêts, toujours au couvert des grottes, les montagnards du Gévaudan, les pasteurs de Villefort dominaient encore, et de très haut, les vallées étroites où glissait l'ombre cruelle des chevaliers de l'Islam. Les Arabes... Eux aussi renoncèrent.
Ainsi rien, ni les Sarrasins, ni les Anglais du Prince Noir, ni la peste, rien vraiment au cours des siècles ne troubla ces solitudes, hormis quelques pillards et les loups.
Tel est le génie d'une région si isolée du monde que s'y sont perpétués jusqu'à nos jours les caractères physiques de ses premiers occupants. Telles sont les origines de l'énigme fondamentale que pose un certain type féminin, une certaine beauté... C'est à la chevelure sombre des tribus venues d'Asie Mineure, aux cheveux drus et noirs des Gabales que les paysanes cévenoles doivent leurs airs de prophétesses. Et le port de tête qu'ont certaines femmes, là-bas... Et cette démarche à ne pas toucher terre...

Non, non, tout cela n'a pas été écrit dans les années 1880 ou 1930, mais bel et bien en 1974. Ah là là, le "génie français"... Vous remarquerez tout d'abord le thème général, celui de la terre, pour ne pas dire du terroir. C'est si subtilement énoncé qu'on pourrait presque avoir "nos ancêtres les Gaulois" : les cévenols sont d'une race ancienne, à part, que Tous les Peuples ont Craint, Carthaginois, Romains, Barbares, Sarrasins, Anglais... Manquent plus que les Prussiens et le tableau serait complet.

Vous noterez d'ailleurs la métaphore sousjacente des "vagues de l'Histoire" : "battre au pied des Cévennes sans les submerger" Et aussi "l'ombre cruelle des chevaliers de l'Islam" : tadaaa ! que d'effets ! que de points de suspension pour laisser planer le doute, susciter le rêve...! On sent son petit Gradus par derrière : "les points de suspension laissent l'énoncé en suspens, permettent de donner la possibilité au lecteur de rêver à son aise, suggèrent, évoquent plus qu'ils ne décrivent". Et là, du point de suspension, on en a ! Mes préférés, ce sont les premiers : "On dit qu'Hannibal lui-même..." Hannibal lui-même quoi ? N'a pas vu la nécessité de se coltiner ces montagnes quand il pouvait passer par l'étroite plaine entre les Cévennes et la Méditerranée ( car il y a un espace entre ces montagnes et la mer : je me demande où elle a vu les Cévennes lui barrer la route ) pour atteindre son seul et unique objectif, l'Italie ? C'est tout à fait sensé, d'autant qu'il savait qu'il ne pourrait couper aux Alpes !

En même temps, on vous décrit un "Cévenol éternel", pardon, le "tempérament cévenol" : il est farouche, on l'aura compris et l'insistance sur le milieu sauvage où il vit ( admirez l'allusion à la Bête du Gévaudan ! ) est, là encore, tout ce qu'il y a de plus légère ( "à l'ombre serrée des forêts", "au couvert des grottes" : c'est limite si elle ne nous le décrit pas vêtu de peaux de bête ; on dirait les descriptions des barbares chez Sidoine Apollinaire ! Je vous en donnerai si vous êtes sages ). Pis en plus on nous dit qu'ils sont consanguins...!

D'où le malaise : "Ciel ! je me suis laissée allée à décrire des Anciens Gaulois vivant comme des sauvages en autarcie quasi totale, comment vais-je m'en sortir pour que cela retombe positivement sur mon héroïne ?" C'est simple : en énonçant des paradoxes. C'est ainsi qu'on tombe sur "une région qu'ils pressentaient plus ouverte aux idées qu'aux hommes" : hum... comment une région peut-elle être ouverte aux idées si elle ne l'est pas aux hommes ? Mais, bon, c'est vrai qu'il faut suggérer que les idées de la Révolution ont aussi pénétré jusque là : on n'est pas resté si arriéré, quand même. Idem avec l' "indéniable génie du commerce" : si ce n'est pas complètement refait, de manière téléologique, pour expliquer le sens des affaires de Chanel, je veux bien me faire nonne, tiens. Du coup, on en arrive à l' "énigme fondamentale que pose un certain type féminin, une certaine beauté..." : ça, c'est du lourd ; je vous avoue que cette Enigme m'empêche de dormir la nuit.

Voilà pour l' "esprit français". Et le "style français" ? C'est une caricature de ce qu'on peut vous apprendre à l'école. Exemple : quiconque a eu un jour la joie de faire du thème latin a appris, pour son plus grand bonheur, que le français ne coordonne pas systématiquement ses phrases les unes aux autres ( contrairement à nos ancêtres les Romains ) ; il laisse à l'interlocuteur le soin de deviner le lien logique entre les phrases, en fonction du contexte ; on appelle ça l'asyndète. Ici, c'est presque systématique. S'y ajoutent de gros effets pour passer à un niveau de langue soutenu : multiplication des inversions du sujet, parfois ad nauseam ; on se laissa romaniser, à la limite du paternalisme : "alors ? on est content de sa sucette ? on en veut une autre ?" ; rythme ternaire, nécessairement ternaire ; grosses répétitions en anaphore ( aaaah... cette description des paysanes cévenoles ! pour un peu, on avait la tribu prophétique de Baudelaire ! ).

Bref, tout cela a autant de rapports avec la littérature que le Salon en avait avec la peinture. Oui, oui, c'est vrai, on ne tire pas sur une ambulance. Et puis c'est très vilain de s'en prendre à une vieille dame. Mais, voyez-vous, quand on écrit comme ça, on n'a qu'à ne pas se donner tant d'importance, parce que, franchement, quelle vanité ! Vanitas vanitatum et omnia vanitas ! "Mais Hugo, par exemple ! Hugo a fait partie de l'Académie !" Oui, il y a eu des exceptions et les romantiques ont notamment beaucoup cherché la reconnaissance institutionnelle. Mais alors que le Salon a perdu toute crédibilité et fini par disparaître, pourquoi continuer de faire reluire les épées de ceux-là à petits coups de langue bien appliqués ?

Pour vous donner une idée de ce que c'est qu'écrire, voici un extrait des Mémoires d'outre-tombe, de Chateaubriand ( livre III, chapitre 10 ), description des environs du château de Combourg en automne. C'est malheureux à dire, mais il n'y a quand même pas comparaison.

Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi : le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes : on se sent mieux à l'abri des hommes.
Un caractère moral s'attache aux scènes d'automne : ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s'affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées.
Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l'étang et leur perchée à l'entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir était une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j'entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrais-je quelque laboureur au bout d'un guérêt ? je m'arrêtais pour regarder cet homme germé à l'ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné, et qui retournant la terre de sa tombe avec le soc de sa charrue, mêlait ses sueurs brûlantes aux pluies glacées de l'automne : le sillon qu'il creusait était le monument destiné à lui survivre. Que faisait à cela mon élégante démone ? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide égyptienne noyée sous le sable, comme un jour le sillon armoricain cachée sous la bruyère : je m'applaudissais d'avoir placé les fables de ma félicité hors des réalités humaines.
Le soir, je m'embarquais sur l'étang, conduisant seul mon bateau, au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes des nénuphars. Là, se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leurs gazouillis : Tavernier enfant était moins attentif au récit d'un voyageur. Elles se jouaient sur l'eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s'élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait à peine, et qu'elles remplissaient de leur ramage confus.

Voilà la différence entre écrire pour exprimer quelque chose de la vie et écrire pour imiter une norme littéraire.

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