jeudi 1 novembre 2007

La chanteuse triste

La chanteuse triste



"Stella."

Dans un coin sombre du piano-bar, assise tout contre l'instrument, la jeune femme ne bougea pas. Elle continuait de regarder dans le vide, comme absorbée dans ses pensées. Mais le musicien savait qu'elle l'avait entendu.

"Stella," répéta-t-il.

Toujours pas de réponse. Elle soupira cependant un peu et serra ses bras contre elle, comme si elle avait froid. Son visage était douloureusement fermé, figé ; il essayait visiblement de résister à la pression de quelque chose qui se trouvait à l'intérieur et faisait tout son possible pour briser la muraille et l'édifice avec.

"Stella, j'ai besoin de toi.

- Va te faire foutre, Phil," finit-elle par lâcher.

Le silence s'installa de nouveau. Un peu plus loin, les derniers clients de la soirée finissaient leur verre en devisant joyeusement. On était au moment de la nuit où, petit à petit, les gens s'en vont et où tout s'apaise : il ne reste plus que les habitués, qui savent jusqu'à quand exactement s'attarder pour ne pas rater le dernier métro ; le pianiste est fatigué et discute plus longuement avec eux ; le serveur et le patron lavent les dernières assiettes et commencent à passer un coup de chiffon sur les tables. Dehors, les passants se font de plus en plus rares, leurs rires retentissent plus longtemps dans les rues désertes et tout prend le goût et l'odeur de quelque chose qui se termine.

Phil se tourna à nouveau vers son piano et en regarda mélancoliquement les touches noires et blanches.

"Ecoute, commença-t-il, je ne vais pas te faire un dessin. Tu sais bien que je suis toujours juste au niveau fric et, ce mois-ci, avec la fermeture de ce cabaret où je bossais le week-end, je suis vraiment dans la merde. C'est galère de se faire embaucher, quand on est un pianiste seul ; mais à deux, tout de suite, ça devient plus facile.

- Tu m'emmerdes, Phil ; tu sais bien que je ne suis pas chanteuse. J'ai rien dans la voix.

- Arrête, tu déconnes ; quand tu as chanté tout à l'heure, c'était très bien. C'était même nettement mieux que toutes les autres fois.

- Non, ça ne rendait rien.

- Je ne suis pas d'accord."

Nouveau silence. Le ton avait légèrement monté et le patron leur jetait maintenant, à intervalles réguliers, de rapides petits coups d'oeil. Stella soupira à nouveau, releva la tête et lança à Phil un regard où se lisait une tristesse infinie.

"Je ne chante bien que quand je suis désespérée."

Il ne sut que répondre.

"Tu comprends, ça ?"

L'espace d'un instant, sa voix avait tremblé. Elle paraissait si seule, si fragile, que tout le vide qui l'entourait, tout ce qui n'était pas rempli par des chaises, des tables, des murs, semblait accentuer un peu plus l'impression d'isolement extrême qui émanait d'elle. Tout ce qu'il parvint à dire fut :

"Je suis sûr qu'on peut former un duo du tonnerre."

Elle retomba dans son attitude de prostration.

"Et puis, ça te changera les idées ; tu penseras à autre chose.e

Elle resta silencieuse un temps qui parut interminable à Phil, puis finit par dire, d'un ton las :

"Après tout, pourquoi pas ? De toutes façons, en ce moment, pour moi, plus rien n'a de sens ; alors, ça ou le reste..."


C'est ainsi qu'ils commencèrent à courir les cabarets, piano-bars et cafés-concert. Au début, ce fut un peu difficile : Stella n'avait jamais fait ça et il fallait qu'ils s'habituent l'un à l'autre, qu'ils trouvent des marques communes. Mais, petit à petit, tout se mit en place et il se produisit ce que Phil avait prédit : ils devinrent de plus en plus prisés dans ce petit milieu et décrocher des engagements ne fut bientôt plus un problème. Phil avait toujours été un bon pianiste et Stella chantait de mieux en mieux. Elle excellait même dans les chansons tristes : sa voix prenait des inflexions mélancoliques, semblait vaciller, parfois, mais ne cessait jamais d'être juste ; ses yeux se perdaient alors tant dans le lointain que Phil se demandait parfois si elle voyait vraiment ce qu'elle semblait regarder, si elle avait vraiment conscience de là où elle était, de ce qui se passait autour d'elle. Etait-elle toujours avec eux ?

Elle ne paraissait pleinement présente que lorsqu'elle entonait une vieille chanson argentine, qui parlait d'amour trahi et de fierté à ne pas montrer sa douleur à tous .


No te asombres si te digo lo que fuiste


A ce moment-là, elle s'allumait, se dressait de toute sa taille, donnait même l'impression de grandir et relevait la tête ; tout son corps était alors animé par un feu intérieur et ses yeux lançaient des éclairs en fixant l'assistance.


Un ingrato con mi pobre corazón


Phil accélérait le tempo et les gens se taisaient peu à peu, fascinés par la jeune femme. Quelque chose se produisait qui passait dans l'air et vibrait au-dessus de l'assistance.


Ya que pagaste mal à mi cariño tan sincero ;

Lo que conseguirás que no te nombré nunca más...!


Quand venait la fin de la chanson, c'était des applaudissements à tout rompre.


Mais, aussi, et peut-être surtout, leur duo était connu parce que, plus le temps passait, plus la chanteuse devenait triste. Aucune lueur joyeuse n'illuminait plus ses yeux, qui se perdaient chaque jour davantage dans le vague ; l'impression de fragilité et de solitude qu'elle donnait s'accusait progressivement, au fur et à mesure qu'elle perdait insensiblement du poids ; ses mains elles-mêmes, devenues translucides, paraissaient douloureusement touchées par sa profonde blessure.


Y pensar que te adoraba tiernamente,

Que a tu lado como nunca me sentí


Les gens interrogeaient Phil en douce, pendant les pauses, lorsqu'elle s'éloignait un peu de l'instrument :

"Mais qu'est-ce qui lui arrive ? qu'est-ce qu'elle a ? des problèmes ? une peine de coeur ?"

Il ne savait que répondre : il ignorait ce qui s'était passé exactement. Elle n'en parlait jamais et, par un accord tacite, ils n'abordaient pas le sujet. Il avait vaguement le sentiment que le faire romprait définitivement leur association. Or il n'en avait absolument pas envie : pour une fois que ça marchait pour lui...! Il était donc, lui aussi, réduit à émettre des hypothèses.


Amor de mis amores, si dejaste de quererme,

No hay cuidado que la gente de eso no se enterará.

¿ Qué gano con decir que tu canaste de mi suerte ?

Se burlarán de mí : que nadie sepa mi sufrir...!


"Si c'est pas malheureux, lui répétaient les gens qui venaient l'interroger, lui, sur ce qui la rongeait, elle, comme si elle inspirait un sentiment de peur respectueuse qui empêchait de s'adresser directement à elle ; si c'est pas malheureux : elle est si jolie et elle chante si bien !"


Car Stella chantait effectivement de mieux en mieux. Plus elle devenait triste et plus elle interprêtait ses chansons à la perfection. Sa voix captivait l'auditoire dès la première note, comme Phil n'avait jamais vu personne d'autre le faire, et le maintenait en son pouvoir jusqu'à la dernière. Leurs employeurs étaient ravis ; ils étaient demandés partout, pouvaient se produire où ils le désiraient ; on leur offrait des ponts d'or. Les affaires n'avaient jamais été aussi bonnes et le banquier de Phil lui adressait périodiquement ses plus sincères félicitations pour le redressement spectaculaire du solde de son compte.

Mais le pianiste s'inquiétait pour la chanteuse. Derrière l'image de ce joli succès, il la voyait en effet manger de moins en moins et se servir de minuscules portions, qu'elle picorait avant de repousser son assiette d'un air las. Elle avait totalement perdu l'appétit et pâlissait de jour en jour. Phil savait aussi qu'elle dormait désormais très peu, que certaines pensées la réveillaient au beau milieu de la nuit et l'emprisonnaient, éveillée, jusqu'à l'aube. Malgré tout, elle tenait. Aucune plainte ne s'échappait jamais de ses lèvres. Elle restait debout grâce au suprême effort d'une volonté inflexible, qui la rendait quasiment mutique : elle n'ouvrait la bouche quasiment que pour chanter ; c'était la seule manière qu'elle s'autorisait de laisser sortir ce qui la minait de l'intérieur.

Et le pianiste, peu à peu, à force de s'inquiéter pour elle, devint comme la chanteuse. Il n'avait plus goût aux félicitations, aux messages suppliant qu'ils acceptent de se produire tel soir à tel endroit. Au piano, il passait son temps à la surveiller du coin de l'oeil, sentant son coeur prêt à se briser de tristesse chaque fois qu'il se tournait vers elle. Lui aussi devint triste ; lui aussi commençait à ne plus avoir faim. Ses nuits se faisaient par intemittences, désormais, et un poids énorme pesait en permanence sur sa poitrine. Ils devinrent le plus triste des duos. A présent, plus personne ne venait l'interroger sur ce qui causait la tristesse de sa chanteuse : les gens s'étaient mis à le considérer avec la même crainte respectueuse.


Et puis il y eut ce soir de janvier. Il gelait à pierre fendre, le vent avait soufflé en blizzard toute la journée et le ciel n'avait pas cessé de se couvrir de nuages trop gris pour déposer un manteau de neige sur le froid statique des monuments, mais pas assez pour les noyer sous un déluge glacé. Phil et Stella se trouvaient dans le même piano-bar où il lui avait fait sa proposition, il y avait un an, presque jour pour jour. Lui était devant l'instrument, comme toujours, et elle dans un coin, à côté de lui, enveloppée dans une invraisemblable épaisseur de châles et d'écharpes : elle n'avait pas cessé de grelotter de toute la journée.

La soirée s'était remarquablement bien passée : elle avait été formidable, exceptionnelle même ; Phil ne l'avait jamais entendue chanter ainsi et ils avaient pourtant passé une année à travailler et répéter chaque jour ensemble. Le public retenait son souffle dès qu'elle ouvrait la bouche et le charme se dispersait à peine lorsqu'ils faisaient une pause. Ils avaient décidé de garder la chanson argentine pour la fin et, au fur et à mesure que le temps passait, Phil voyait Stella vaciller de plus en plus. Pourtant, quand il entama les premiers accords d'introduction, elle parut se reprendre un peu et se redressa comme d'habitude : il était à présent à peu près certain que c'était inconsciemment qu'elle se tenait ainsi, depuis le début, chaque fois qu'elle entonnait cet air.


No te asombres si te digo lo que fuiste :

Un ingrato con mi pobre corazón.


Mais, cette fois-ci, il sentit tout de suite qu'il y avait quelque chose d'inhabituel.


Porque el fuego de tus lindos ojos negros

Alumbraron el carmino de otro amor...


Il se rendit soudain compte que, pour la première fois, elle s'était approchée plus près de lui et s'agrippait de la main au piano. Les gens la fixaient d'un air encore plus halluciné que de coutume. Son chant était littéralement envoûtant.


Y pensar que te adoraba tiernamente,

Que a tu lado como nunca me sentí...

Y por esas cosas raras de la vida,

Sin el beso de tu boca yo me ví.


Elle paraissait vivre encore plus intensément ce qu'elle chantait ; elle était la chanson et, pour la première fois, sur celle-ci aussi, son esprit était loin, très loin, comme si elle parlait réellement à quelqu'un, qui était dans cet endroit, hors de leur vue à tous, où elle se trouvait.


Amor de mis amores, sufio mío, ¿ qué mi hiciste,

Que no puedo conformarme sin poderte contemplar ?

Ya que pagaste mal a mi cariño tan sincero ;

Lo que conseguirás que no te nombré nunca más...


Le balancement de son corps était de plus en plus visible. Dans la salle, des clients commençaient à chuchotter discrètement en la désignant à leur voisin. Phil était persuadé qu'elle allait s'effrondrer d'une minute à l'autre, tant la souffrance qu'elle ressentait était visible, mais il était incapable de s'arrêter de jouer pour mettre fin à cette torture : ses mains refusaient d'obéir à sa volonté, comme si l'emprise de la voix de Stella s'exerçait désormais sur elles aussi. La tension était à présent à son comble et tout le monde, dans la pièce, les yeux fixés sur Stella, savait qu'une catastrophe était sur le point de se produire.


Amor de mis amores, si dejaste de quererme,

No hay cuidado que la gente de eso no se enterará.

¿ Qué gano con decir que tu canaste de mi suerte ?

Se burlarán de mí : que nadie sepa mi sufrir...!


Sitôt que sa voix s'éteignit, Stella perdit connaissance et glissa à terre en s'affaissant le long du piano. Elle était si légère que sa chute ne produisit presque aucun son.



A l'hôpital, les médecins expliquèrent beaucoup de choses à Phil, dont il ne comprit pas la moitié. Tout ce qu'il retint et qui résonna longtemps dans sa tête, tout le long des différents entretiens qu'il eut avec eux, fut "ne pourra plus jamais chanter ; plus jamais". Apparemment, il étaient incapables de dire ce qui s'était passé exactement. Phil était persuadé que Stella allait être anéantie : c'était tout ce qu'ils avaient mis un an à construire qui était ainsi brusquement englouti par le néant. Il se demanda comment il allait bien pouvoir lui annoncer ça. Le médecin lui dit qu'elle était déjà au courant et s'éloigna pour aller voir un autre patient. Phil, pour sa part, resta longtemps devant la porte fermée. N'osant entrer, il pressentait et redoutait un espace de désolation derrière la cloison de contre-plaqué. Mais lorsqu'il parvint enfin à rassembler tout son courage pour appuyer sur la poignée, il fut saisi par le spectacle qui s'offrit alors à lui : elle était là, assise dans son lit, et dévorait avec appétit le plateau de son déjeuner. Phil en perdit momentanément l'usage de la parole et ne put que l'interroger du regard. Elle lui répondit par un joyeux sourire et tout son visage s'illumina soudain et se colora d'une douce chaleur, tandis qu'elle fixait un point qui se trouvait derrière son partenaire. Celui-ci se retourna : c'était un jeune interne qui venait d'entrer ; il souriait également d'un air bête. Le pianiste comprit et s'éclipsa discrètement. En sortant de l'hôpital, il inspira l'air à pleins poumons et ne put s'empêcher de sourire à son tour : il venait de perdre son gagne-pain, mais il se sentait lui aussi, pour la première fois depuis bien longtemps, incroyablement léger.

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