Incident ministériel
"Monsieur le Ministre a disparu !"
Le gros homme qui avait surgi dans le bureau du chef de la sécurité en perdait le souffle. Plus il essayait d’aspirer de l’air par la bouche, plus il semblait en manquer et son visage prenait petit à petit une teinte des plus cramoisies, qui seyait particulièrement bien à son costume d’homme en noir. De grosses gouttes de sueur, coulant le long de son front et de ses énormes bajoues - causées pas l’angoisse ou par l’effort surhumain qu’il venait de faire ? - menaçaient, dans leur chute, non pas de former une mare sur le sol - car elles auraient été inévitablement arrêtées par le pli magistral que faisait son estomac -, mais bel et bien de détremper sa cravate de soie jaune, qui disparaissait déjà sous le quadruple-menton de l’énergumène. Amédée Labrunie n’avait jamais été mince, il est vrai. Depuis ses six ans, il avait un petit faible pour le cassoulet et se voyait parfois réduit à le manger en conserve, lorsqu’il sentait que son envie ne lui permettrait pas de patienter les deux jours qu’en nécessitait la préparation. Ce qui arrivait assez souvent, pour être honnête. Il avait cependant fini par trouver la bonne technique : une boîte le premier jour, le véritable cassoulet le second. Cette particularité gastronomique ne lui avait jusqu’ici pas posé de problèmes, mais maintenant qu’il avait fallu traîner - péniblement -, au pas de course, ses quelques cent cinquante kilos, il regrettait amèrement de s’être resservi trois fois à midi. Mais c’était à cause de l’appel des saucisses de Toulouse... Il n’avait pas pu résister.
L’homme bodybuildé qui lui faisait face pensa en le voyant que c’était bien sa veine qu’il arrive quelque chose précisément aujourd’hui, jour de sa séance d’haltérophilie. Il détestait la manquer ; ça le rendait irritable et après, il se faisait gronder par sa mère parce qu’il n’était pas de bonne humeur pour promener Kiki, son hargneux petit caniche, lavé et bouclé de frais, comme chaque semaine, chez « Toutoubeau », le toiletteur du bas de la rue. Cela perturbait le pauvre animal, disait-elle, et ensuite, il avait des problèmes de digestion. La vérité, c’était qu’être abandonné sur le bord de l’autoroute était encore trop sympa pour l’infâme bestiole... Alors l’autre estomac à roulette, qui débarquait dans son bureau en hurlant et glapissant des idioties, n’était pas tout à fait la personne qu’il aurait aimé voir à ce moment-ci de la journée, c’est-à-dire à dix-sept heures cinquante-quatre minutes et treize secondes. D’autant plus que ce n’était pas la première fois qu’il y faisait une entrée fracassante. Il s’était même surpassé aujourd’hui. A huit heures, il était venu demander si quelqu’un surveillait les toilettes, des fois que les journalistes de la presse à scandale, vous comprenez, décident de prendre une photo de M. le Ministre dans une posture très humaine, certes, mais également embarrassante pour sa fonction. A dix heures, il avait exigé que l’on double la garde à l’entrée, l’entarteur fou ayant exprimé plus que clairement ses intentions malveillantes. A midi, il l’avait prié d’aller vérifier si ce n’était pas ce même entarteur fou qui venait livrer le plateau-repas du ministre. Après la pause-déjeuner, il était venu vérifier que le chef était bien revenu à sa place pour assurer la sécurité, et enfin, à seize heures, il s’était fait expliquer, en long, en large et en travers, la procédure à suivre en cas d’attaque nucléaire par des terroristes. A croire qu’il était tombé amoureux de lui, Séraphin Agnelle. En plus, cette fois-ci, il n’était même pas ponctuel ; il aurait dû arriver à dix-huit heures précises, pour lui annoncer d’un air important qu’il pouvait s’en aller, qu’à présent, il se chargerait lui-même de la protection du Grand Homme. Le vigile aurait bien aimé savoir comment...
"Mais vous m’avez compris ?! Alerte générale !!! Monsieur le Ministre a disparu !!! Mobilisez tous vos collègues, la police, la gendarmerie, la garde républicaine ! Appelez une ambulance ! Je l’ai laissé seul une minute, une seule, une toute petite minute, je ne l’avais pas quitté des yeux de toute la journée ( "menteur, pensa l’autre ; et toutes tes amicales petites visites à l’improviste ?" ) et quand je suis revenu, il avait disparu, volatilisé !!! Vous m’entendez ? Il-faut-que-vous-fassiez-quelque-chose-c’est-la-sûreté-de-l’état-qui-en-dépend !"
Agnelle le regarda d’un air sceptique.
"Vous êtes sûr qu’il n’avait pas une bonne raison de s’absenter quelques instants, votre ministre ? Je ne sais pas, moi, un coup de fil personnel à passer ?
- Non non c’est impossible je le connais trop bien il me l’aurait dit c’est un attentat terroriste un coup d’Al Quaïda ou pire de George Bush !!! Il y a urgence ! Vitevitevitevite !!!"
Un peu plus et le bon gros risquait l’apoplexie, le crise cardiaque, la grande lumière blanche et couic ! plus rien. Il fallait avouer que la tentation était grande de le laisser s’énerver là jusqu’à ce que l’irréparable se produise... Mais d’un autre côté, un mort de cent cinquante kilos dans son petit bureau risquait de faire tâche. Et puis l’idée de l’effort qu’auraient à faire les malheureux brancardiers qui emporteraient son cadavre faisait vraiment de la peine au garde, qui finit par prendre son talkie-walkie pour contacter ses hommes :
"Allô, Fraise des bois ? Ici Marguerite. Avez-vous vu le Castor en chef ? Je répète : avez-vous vu le Castor en chef ? Quoi ? Vous n’êtes pas Fraise des bois, mais Pâquerette poussant dans la prairie ? C’est quoi, ce bordel ? Vous avez changé de nom de code ? Parce que vous trouviez que « Fraise des bois » n’était pas assez viril ??? Nom de Dieu, Dupont, si vous continuez comme ça, je vous colle à la promenade du chien de Madame la ministre et ça va pas tarder !! ( Le gros, affolé, commença à lui donner des coups de coude ; Agnelle s’écarta avec dégoût et continua : ) Bon, vous avez vu le Castor en Chef, oui ou merde ?!!! « Merde » ??? Comment ça « merde » ? Ça veut dire « non » ? Dupont, je n’aime pas les petits malins ; vous passerez me voir dans mon bureau, demain, huit heures."
Labrunie se dandinait de droite à gauche, comme s’il avait eu envie d’aller aux toilettes. Le garde passa sur un autre canal :
"Allô, allô ! Lilas odorant, répondez ! ( Son ton devenait de plus en plus rogue ) Lilas odorant, je vous préviens que si vous ne répondez pas, je vous colle à la promenade du chien de Madame la ministre avec... Ah bah quand même ! Vous êtes là ! C’est pas trop tôt ! Comment ? Il n’y a pas de besoin pressant qui tienne ! Quand on est chargé de la si haute mission de veiller sur le couloir quatre, porte six, du bâtiment B, on se retient ! Et qui est-ce que j’entends glousser derrière vous ? Hein ? C’est Fraise des bois ? Vous vous foutez de moi, là ! C’est plutôt Belle des champs, m’est avis, parce que c’est une voix de femme ! Ne cherchez pas à vous justifier : je sais reconnaître un gloussement féminin quand j’en entends un, merci ! ( Le gros s’agrippa au bureau, à la manière de quelqu’un qui va tomber dans le coma d’une minute à l’autre ) Vous avez vu le Castor en chef ? Comment ça, « le gros en noir » ? ( L’autre prit un air offensé, ce qui, ajouté à son visage ruisselant, le rendait encore plus comique ) Non, pas lui ; son patron !!! R.A.S ? Il vous en a fallu, du temps ! Vous serez dans mon bureau, demain, à huit heures cinq ! Il me semble qu’une petite conversation s’impose, entre vous et moi..."
Le gros se mit à hoqueter, tandis qu’Agnelle tentait l’ultime recours :
"Allô, Pissenlit lumineux ? Ah ! Vous, au moins, vous êtes à votre poste. Enfin quelqu’un de fiable ! On ne peut pas en dire autant de tout le monde... Bon, mon petit, avez-vous vu le Castor en chef ? Comment ça, « qui » ? Le Castor en chef ! Mais non, pas le gros en noir ! Décidément, c’est une maladie ! Il faudra que je vous rappelle à tous que lui, c’est « Saucisse virevoltante » ! ( Le visage du gros devint résolument hostile ) Euh... oui, euh... bon, avez-vous vu le Castor en chef ? Comment ça, « vous n’avez aucune idée de qui c’est » !!! Mais ce n’est pas possible !!! Je suis entouré d’une bande d’incapables !!! Le mi-nis-tre ! Avez-vous vu le ministre, bon sang de bois !!! Non plus ? ( Labrunie manque de défaillir ) Je veux vous voir dans mon bureau, demain, huit heures dix ! Compris ?"
Il se tourna vers l’autre, qui tanguait dangereusement.
"Bon, aucun garde en faction ne l’a aperçu. Mais ça ne veut rien dire. Il peut être...
- Appelez la police, l’armée, les services secrets !!! s’égosilla l’obèse, dès qu’il eut retrouvé sa voix. Oh la la... Comment vais-je annoncer ça au chef du gouvernement ? au Président ? On a enlevé Monsieur le Ministre ! Ils sont peut-être déjà en Colombie à l’heure qu’il est ! Ils vont le torturer, nous envoyer une demande de rançon et comme l’Etat français ne voudra pas céder au chantage, ils l’abattront d’une balle dans la nuque et laisseront pourrir son cadavre dans la jungle, à la merci des jaguars et autres bestioles dangereuses !!! Et tout ça à cause de moi !!! Ma carrière est fichue, ils vont me tenir pour personnellement responsable de... ( son regard tomba sur le chef de la sécurité ) Mais non, pas moi ! A dix minutes près, c’était encore à vous de veiller sur lui !
- Hé ho, pas de blagues ! répondit Agnelle qui n’appréciait certes pas la plaisanterie. D’abord, ce n’étaient pas dix, mais six minutes, et ensuite, moi, j’ai fait mon boulot ! J’ai mes gars en surveillance et je visionne les caméras toute la journée ! Et je n’ai rien vu ! Alors n’essayez pas de m’embarquer dans vos histoires, compris ?!
- Vos « gars en surveillance » ? Quel sens de l’humour ! Ils font tout, sauf surveiller ! Ils ne connaissent même pas vos codes idiots ! A ce propos, ça ne va pas se passer comme ça ! Je n’ai absolument pas apprécié le coup de la « Saucisse virevoltante » ! De toutes façons, je savais depuis le début que vous étiez un incapable ! A tel point que je suis obligé de passer régulièrement pour vérifier si vous êtes bien à votre poste ! Monsieur le Ministre disparaît et vous ne voyez rien ! Oui, un incapable ! C’est tout ce que vous êtes !
- Oh ! pas de ça chez moi ! s’exclama le garde, qui s’énervait. Si je suis un incapable, vous savez ce que vous êtes ? Un in-com-pé-tent ! Parfaitement ! Un incompétent ! Vous passez votre temps à brasser de l’air ! Il est vrai que c’est un incroyable exploit, vu toute la graisse que vous avez à promener, mais s’il y a UNE chose de sûre dans ce ministère, c’est que si vous restiez dans votre petit bureau de gratte-papier, au lieu de venir nous emmerder, tout le monde serait content ! Oui monsieur ! Tout le monde !
- Espèce de... Espèce de... commença le gros, qui de nouveau, n’arrivait plus à respirer. Espèce de cloporte !
- Fonctionnaire !
- Analphabète !
- Impuissant !"
Cette charmante conversation aurait pu durer longtemps encore, si, tout à coup, la porte ne s’était ouverte.
"Mais qu’est-ce que c’est que ce chahut ? demanda une voix calme et posée. On vous entend jusque dans mon bureau.
- Mon... monsieur le Ministre ? s’écria Labrunie, l’air d’avoir vu un fantôme. Vous êtes là ?
- Vous n’êtes pas en Colombie ? lui fit écho Agnelle, tout aussi abasourdi.
- Bien sûr que je suis ici, répondit le ministre. Où vouliez-vous que je sois ?
- Mais... mais... balbutia son secrétaire, tout à l’heure... vous aviez disparu... je ne vous trouvais plus...
- Tout à l’heure ? Mais je suis allé aux toilettes ! C’est la nature, ce n’est pas défendu ! N’est-ce pas, Agnelle ? ( le susnommé acquiesça en se mettant au garde à vous ) J’ai d’ailleurs rencontré dans le couloir un journaliste, dont j’ai eu un mal fou à me débarrasser. Au fait, vous n’auriez pas vu ma dactylo ? Je pense qu’elle flirte avec l’un de vos gardes en faction. D’habitude, ça ne me dérange pas, mais là, j’ai des lettres à lui dicter..."
Il s’arrêta de parler, se rendant brusquement compte de l’air abruti qu’arboraient ses deux interlocuteurs.
"Dites-moi, vous deux, demanda-t-il, qu’est-ce qui vous arrive ? Vous avez vraiment l’air bizarres. Complètement à côté de la plaque, pour tout dire. Vous n’avez tout de même pas fumé quelque chose d’illégal ? J’ai remarqué que vous vous voyiez souvent, dans la journée. Pas de bêtises, hein ? Sinon, je vous préviens, ce sera dans mon bureau, demain, huit heures ! Le chien de ma femme a besoin de quelqu’un pour le promener..."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire