La complainte de la moule
Je suis une moule. Une sombre moule. Une moule d'humeur mauvaise et ironique. Une moule ragnousse et sarcastique.
Le Monde m'en veut.
D'abord, il m'a collée sur un rocher. Pourquoi donc ? Qu'est-ce que j'ai bien pu faire pour mériter ça ? Il y a des jours où, oui, d'accord, je reconnais, je n'ai pas été tout à fait comme il aurait fallu. Ces jours-là, ok, j'ai droit à me prendre une succession de gifles existentielles sur chacune des deux parties de ma coquille. De toutes façons, comme je suis une moule, ce genre de choses ne m'atteint pas beaucoup : je sais que je l'ai mérité et puis, une coquille, comme chacun sait, c'est dur ; ça en voit d'autre. Mais là, franchement, je ne vois pas. Quelque chose d'afférant à mon karma ? A part une larve, je ne vois pas ce que j'aurais pu être dans une vie antérieure. Alors quoi ? ça pèche contre la Vie, une larve ? Elles sont mieux loties que moi, ces bestioles. Ne serait-ce que parce qu'elles bougent un peu. Moi, je suis sur mon rocher ; toujours sur ce satané rocher. Il est moche, en plus. Aujourd'hui, je le trouve moche. Il est froid. Il est rugueux. Il pue la moule. Et moi je suis là, coincée contre une arête, à regarder passer les merlans. Par Neptune ! moi aussi je voudrais sortir un peu de ce coin archi connu où je commence à étouffer. L'eau de mer, ça lasse, à force. J'en ai tous les jours, j'aimerais bien en changer. Je voudrais sentir à mon tour la caresse des algues dans mes filaments. Prendre un peu les courants du large. Mais voilà : je suis une moule. Une moule ne bouge pas. Elle ne bouge pas et, en théorie, elle ne parle pas. Mais bon, hein, vous vous êtes quand même rendus compte que je ne suis pas vraiment une moule comme les autres, j'espère !
Si encore je n'étais pas si seule. Mais va voir derrière les écueils si j'y suis ! que dalle ! néant ! pas une moule ! Mon rocher est désert ; il n'y a personne comme moi. Bon, c'est vrai, j'exagère : dans les environs se trouvent quelques mytiloïdes. Eventuellement, il se pourrait qu'on parle la même langue. Eventuellement. Mais quoi ? des moules, j'en ai ras la cocotte ! J'en suis une, je sais ce que c'est : je dois me supporter toute la journée ! Alors, les autres, elles sont bien gentilles, mais il y a des jours où elles me gonflent. Des jours comme aujourd'hui, par exemple. Ces jours-là, je ne veux voir personne. Je hais les gens. Je hais les moules. Je me hais. Mais surtout, je hais le monde, qui me fait moule aujourd'hui. C'est moche, une moule. C'est petit, de couleur sombre et ça n'a jamais de perle à l'intérieur. Et après, on s'étonne que les merlans préfèrent draguer les huîtres ! Une huître, c'est joli.Ça a des imitations de vagues sur sa coquille, c'est tout nacré à l'intérieur et c'est soi-même d'une jolie couleur entre le gris clair et le vert tendre. Une huître, c'est beau. Une moule, c'est moche. Même cuit, c'est moche. Pis c'est pas bon tout seul. Les huîtres, on peut les manger comme elles sont, à la limite on peut ajouter du citron ou du vinaigre à l'échalotte. Elles sont bonnes en soi. Les moules, elles, doivent faire des efforts. Pour planquer leurs défauts, surtout. Elles se dissimulent dans du vin blanc et du persil, se noient dans de la crème, ornent de bleu leur coquille ( si, si, ça existe, les moules au bleu ! ). Mais quoi qu'elles fassent, elles n'atteindront jamais la classe des huîtres. Une huître est naturellement classe. Une moule, c'est popu, un peu vulgaire. L'huître sait se taire et prendre un air mystérieux, pour attirer le chaland ; la moule, elle, ne voit pas ce fameux chaland et s'ouvre bêtement. L'huître sait faire retentir un petit hihi cristalin, si charmant ; la moule, elle, éclate bruyamment de rire, sans penser à la désastreuse image qu'elle donne d'elle à cet instant. L'huître est associée aux fêtes, aux repas extraordinaires. Les moules, c'est chiant à préparer : il faut les racler, ça met du temps à cuire et il y en a toujours un, à un moment ou à un autre, qui se rappelle qu'il n'aime pas ça ou qu'il y est allergique. Alors que les huîtres, c'est l'extase, la bouche toute ronde d'aise et, quand on ne les mange pas, c'est parce qu'on a pitié d'elles : les pauvres, elles sont avalées vivantes...
Personne ne s'apitoie sur les moules qui, elles aussi, sont en train de bouillir vivantes dans la cocotte.
Je suis allergique aux huîtres.
Or donc, voilà que je vis ma vie de moule. J'ouvre la bouche, je la referme, je laisse mes branchies filtrer tout ça. Je regarde au loin en soupirant, j'ouvre la bouche, je la referme, je pense... On dit que les moules ne pensent pas, qu'elles ont "une cérébralité réduite". La présente prouve que ce n'est pas vrai. Je pense. Je pense même beaucoup. Trop, parfois, selon certains de mes congénères. Trop, je ne sais pas, mais, différemment, c'est certain. Je ne pense pas comme eux. Je ne ressens pas le monde comme eux. Alors, forcément, pour eux, je suis comme en dehors, plus ou moins détachée de ce qui fait leur monde et leurs repères habituels. Au mieux, ils me regardent avec amusement et peut-être même avec un peu d'envie et d'admiration ; au pire, ils m'expulsent. Le résultat est le même : je reste seule sur mon rocher. Et j'en ai assez, de ce rocher, de cette vie. Il y a des jours où je voudrais être une étoile de mer et draguer les merlans ; être une huître et que tout le monde s'extasie sur moi ; voire même, les jours de grande déprime, être une larve, pour Rentrer dans le Lot. Mais bon, bof. De toutes façons, la seule chose que je sais faire, c'est ouvrir et fermer la bouche, en espérant que la marée m'apporte du Nouveau, elle qui ne fait jamais descendre suffisamment l'eau pour que je puisse enfin voir ce qu'il y a au grand jour, de l'autre côté du plafond aquatique. En attendant, je pense, je râle, je ronchonne et j'essaie de me détacher de mon rocher. Mais voilà, il me colle à la peau, mon rocher, c'est à ne pas y croire. Il est lourd, en plus, il m'entrave. Nimporte : j'y arriverai. Et puis, dans cette affaire, j'ai des alliés de poids : les Humains. Bah oui, à force de se moquer du monde, ils finiront bien par provoquer une catastrophe qui fera baisser le niveau des océans ! D'après ce que j'ai pu comprendre en discutant avec une vive, ce n'est pas gagné. Mais on ne sait jamais. Allez-y, les gars, polluez ! Et, surtout, débrouillez-vous pour que je puisse prendre l'air !
Dans l'intervalle, je pense, je râle, je ronchonne et je vous attends de pied ferme.
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