Qu'est-ce qu'un intellectuel engagé aujourd'hui ?
A l'heure où le récit autocomplaisant et ridicule de la soirée people fêtant les vingt ans de la revue de BHL, La Règle du jeu, montre combien les intellectuels germanopratins, pourtant héritiers de Sartre et Camus, ne se préoccupent que d'eux-mêmes et s'apparentent de plus en plus à des ventilateurs plafonniers (ils brassent de l'air et ne servent à rien, même pas à décorer), Roberto Saviano, l'auteur de Gomorra, ouvrage mettant brusquement sur la place publique ce que tout le monde, en Italie, savait déjà, mais n'admettait pas ouvertement, i.e. que la Mafia est malheureusement et scandaleusement partout dans ce pays, publie une lettre dans La Repubblica adressée aux jeunes qui manifestent ce moment, contre les réformes de l'éducation du gouvernement Berlusconi en particulier et contre ce que la société italienne est en train de devenir en général.
J'en publie ici une traduction, car j'ai bien conscience que tout le monde n'a pas la chance de lire l'italien. Si vous voulez savoir ce que c'est encore que d'être un intellectuel aujourd'hui, lisez-la. Personnellement, quand je la compare à ce que font, pendant ce temps, BHL et consorts, je suis atterrée pour nous...
Lettre aux jeunes du mouvement
Qui a lancé une pierre lors de la manifestation de Rome l'a lancée contre les mouvements de femmes et d'hommes qui étaient dans la rue, qui a attaqué un distributeur de billets l'a fait contre ceux qui étaient en train de manifester pour démontrer qu'ils veulent un nouveau pays, une nouvelle classe politique, de nouvelles idées.
Chaque geste violent a été un vote de confiance de plus donné au gouvernement Berlusconi. Les casques, les battes, les véhicules brûlés, les écharpes couvrant les visages : tout cela n'appartient pas à qui cherche par tous les moyens de montrer une autre Italie.
Les passe-montagnes, les pavés, les vitrines qui volent en éclats, sont les vieilles réactions habituelles, insupportables, qui n'ont rien à faire avec la multiplicité des mouvements qui défilaient à Rome et dans toute l'Italie mardi. Des policiers qui s'acharnent en groupe, déversant sur celui sur lequel ils sont tombés rage, frustration et peur : c'est une scène qui ne doit plus se reproduire. Des policiers isolés jetés à terre et battus par des groupes de violents : c'est une scène qui ne doit plus se reproduire. Si tout se réduit à l'habituelle guerre de rue, ce gouvernement a gagné encore une fois. Tout réduire en affrontement veut dire permettre que la complexité de ces manifestations et ainsi les idées, les choix, les projets qui sont derrière soient racontés encore une fois avec des matraques, des flammes, des pierres et des gaz lacrimogènes. Il faudra s'organiser et ne plus jamais permettre que quelques centaines d'idiots prennent l'ascendant sur un cortège de milliers et de milliers de personnes.
J'adresse cette lettre aux jeunes, dont beaucoup ont le même âge que moi, qui, en ce moment, occupent les universités, qui manifestent dans les rues d'Italie. Aux personnes qui ont, ces jours-ci, formé des cortèges pleins de vie, pacifiques, démocratiques. On me dira : et la colère, où la mettez-vous ? La colère de tous les jours des précaires, la colère de qui n'arrive pas à boucler ses fins de mois et qui attend depuis vingt ans que quelque chose change dans sa vie, la colère de qui ne voit aucun futur. Eh bien, cette colère, cette véritable colère, est une chaudière qui te fait avancer, qui te tient éveillé, qui ne te fait pas faire des idioties, mais qui te pousse à faire des choses sérieuses, des choix importants. Ces cinquante ou cent imbéciles qui se sont retirés, tout aussi naïfs, en déversant leur rage sur une camionnette ou en jetant des pierres font s'évanouir cette lourde responsabilité. Ils la réduisent à un coup de pied, au jeu, pour certains divertissant, consistant à pouvoir détruire la ville, recouverts d'une écharpe qui les rend inidentifiables et pleurnichant lorsqu'ils sont arrêtés, suppliant d'appeler leur mère à la maison et demandant tout de suite pardon.
C'est ainsi que commence la nouvelle stratégie de la tension, qui est toujours la même : comment ne pas la reconnaître ? Comment ne pas en reconnaître les prémisses, toujours semblables ? Ces gens à capuches sont les premiers ennemis à isoler. Ce "bloc noir" ou quel que soit le nom qu'on donne à ses ultra du chaos est le pompier du mouvement. Ils enfilent leur passe-montagne, ils se sentent tellement comme le sous-commandant Marcos, ils terrorisent les autres étudiants, qui, Piazza Venezia, urlaient de cesser, de s'arrêter, et transforment en affrontement de matraques ce qui, au contraire, est un affrontement d'idées, de forces sociales, de projets, dont les étincelles ne doivent pas incendier des voitures, mais des consciences, beaucoup plus dangereuses qu'une colonne de fumée qu'un extincteur éteint en quelques secondes.
Ce gouvernement en difficulté cherchera par tous les moyens à délégitimer qui descend dans la rue, cherchera à terroriser les adolescents et leurs familles avec ce message clair : envoyez-les dans la rue et ils rentreront souillés de sang et violents. Mais pour les idiots avec des casques et des battes, tout cela n'est pas important. Une fois fini leur jeu vidéo à la maison, ils continuent à y jouer par les rues. Mais il n'est, de fait, pas difficile de brûler une camionnette que les policiers, les gendarmes et les financiers laissent comme appât sur lequel faire se défouler qui se montre dur et violent dans la rue et faible délateur à la caserne, où, au bout de dix minutes, il révèle les noms de tous ses comparses. Des infiltrés, il y en a toujours, depuis le jour où le premier ouvrier a décidé de défiler. Et, depuis toujours, ils ne peuvent entrer en jeu que s'ils sont suivis. C'est là-dessus que je voudrais donner l'alarme. Cela ne doit plus jamais arriver.
Maintenant commence la chasse aux sorcières ; on voudra montrer que qui défile est violent. On adoptera précisément la stratégie d'éviter qu'il soit possible de se réunir et d'exprimer librement ses opinions. Et tout sera pire pendant un moment, pour ensuite revenir à ce que c'était, à ce que ça a toujours été. L'idée d'une Italie différente, au contraire, nous appartient et nous unit. Il y avait de la joie chez les jeunes qui ont eu l'idée des Book Blocks, des livres comme moyen de défense, qui veulent dire croissance, prise de conscience. Ils veulent dire que les mots sont là pour nous défendre, que tout part des livres, de l'école, de l'instruction. Les jeunes dans les universités, les nouvelles générations de précaires, n'ont rien à voir avec ces lâches à capuche qui croient que détruire un distributeur est affronter le capitalisme. Les responsables en place, dans la police, aussi doivent refuser qu'il y ait encore des tragédies comme à Gênes. Chaque section de cortège chargée sans raisons génère de la sympathie pour qui, avec un casque et des battes, est là pour défoncer des vitrines. Il faut faire en sorte qu'il y ait dans la rue des hommes de confiance qui aient de l'autorité sur les petits groupes de policiers, qui, souvent, dans ces situations-là, livrent leurs propres batailles personnelles, déversent frustrations et colère réprimée. Chercher par tous les moyens de ne pas amorcer le jeu terrible et, pour trop de gens, divertissant de la guérilla urbaine, des deux factions opposées l'une à l'autre, du "il n'en restera qu'un debout".
Nous, et je me compte ici aussi ne serait-ce qu'en raison de mon âge et de Dieu seul sait quel désir de pouvoir retourner manifester un jour contre tout ce qui est en train d'arriver, nous avons nos corps, nos mots, nos couleurs, nos banderoles. Ils sont nouveaux : ce ne sont pas les vieux slogans, ce ne sont pas les vieux camions avec les vieux militants qui hurlent de vieux slogans, de vieilles chansons, de vieilles directives, qu'ils appellent encore "mots d'ordre". Cela, c'est l'histoire de la défaite des autonomes, une histoire passée heureusement. Il ne faut plus tomber dans le piège. Il faudra s'organiser, éloigner les violents. Il faudrait cesser de mettre des casques. La tête sert pour penser, pas pour faire le bélier. Les Book Blocks me semblent une merveilleuse réponse à qui se dit tout de go anarchiste sans savoir ce qu'est l'anarchisme, pas même de loin. Ne vous couvrez pas, laissez ça aux autres : défilez le visage dans la lumière et le dos droit. Celui qui se cache, c'est lui qui a honte de ce qu'il est en train de faire, qui n'est pas en mesure de voir son propre futur et ne défend pas son droit à étudier, à faire de la recherche, à travailler. Mais celui qui manifeste n'a pas honte et ne se cache pas, bien plutôt : il fait l'exact contraire. Et si les camionnettes bloquent la rue avant le Parlement ? On s'arrête là, parce que les paroles vont par le monde entier, parce qu'on manifeste pour montrer au Pays, à qui, hélas, est à la maison, à son balcon, derrière ses persiennes, qu'il y a des droits à défendre, qu'il y a des gens pour les défendre aussi pour eux, qu'il y a des gens pour garantir que tout se déroulera de manière civile, pacifique et démocratique, parce que c'est cela l'Italie qu'on veut construire, parce que c'est pour cela qu'on est en train de manifester. Il n'est pas sûr que lancer un oeuf sur la porte du Parlement change les choses.
Tout cela est bien plus que de brûler une camionnette. Cela allume des lumières, des lumières sur toutes les ombres de ce pays. Voilà la seule bataille que nous ne pouvons pas perdre.
Roberto Saviano, La Repubblica, 16/12/10
Il y aurait une analyse énorme à faire de cette lettre, sur la façon dont elle est construite, dont elle procède, sur la portée qu'elle peut avoir ou non et, dès lors, sur la portée que peut avoir ou non la parole d'un intellectuel. Je ne sais pas si j'aurai le temps de la faire ici, mais, ce qui est sûr, c'est que, lorsque je lis un tel texte, avec tout ce qui est en train de se passer dans notre pays également, je me demande pourquoi nous n'avons pas, nous aussi, des intellectuels comme cela.
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