Etendu
sur l'herbe, les bras croisés derrière la tête, Thomas regardait
les feuilles des arbres se balancer doucement au-dessus de lui. La
terre était dure et les brindilles le grattaient à l'endroit où sa
chemise était un peu sortie de son pantalon, mais il resterait là,
comme l'arbre qu'il observait en ce moment. Une fois, il s'était un
peu déplacé, parce qu'un caillou s'enfonçait dans son épaule ; la
perspective avait changé et n'était pas aussi bien. Il avait repris
sa position, mais ce n'était plus pareil. Depuis, il s'obligeait à
demeurer tout à fait immobile.
Thomas
aimait les arbres, en particulier celui sous lequel il se trouvait.
Il avait un tronc rugueux qui râpait les mains si on ne faisait pas
attention et dont la couleur un peu grise était parfois éclairée
de lichen jaune. Ses racines pénétraient profondément dans le sol
et, à l'endroit où elles formaient un coude qui ressortait un peu,
elles étaient couvertes de mousse, ce qui en faisait des sièges
intéressants. Peut-être qu'elles allaient jusqu'au centre de la
terre et que, en en touchant la partie émergée, on entrait aussi en
contact avec ce qui était à des kilomètres en-dessous ? De l'autre
côté aussi, il était impossible de voir ce qui était tout en
haut, caché derrière une masse de vert.
Thomas
préférait lorsque les arbres avaient des feuilles. Non seulement il
les trouvait alors plus beaux, mais cela lui permettait aussi de
mieux percevoir sa place dans l'espace. Quand il était étendu dans
l'herbe, en regardant en l'air, il voyait d'abord très bien les
feuilles accrochées aux premières branches. Elles étaient
brillantes et nettes, avec un bord parfois légèrement irrégulier,
et, à chaque fois que le vent passait entre elles, elles résistaient
de toute leur force pour ne pas tomber. Puis, assez vite, au fur et à
mesure que son regard montait et qu'il devait plisser les yeux, le
vent ne les faisait plus bouger une à une, mais les agitait en
masse. Thomas pouvait encore les distinguer entre elles, mais elles
n'avaient plus vraiment d'identité propre. Elles devenaient une
tache de couleur, différente de celle qui se trouvait à côté :
vert herbe, vert mousse, vert étang, vert foncé éclatant. S'il
louchait, elles se changeaient en kaléidoscope. Enfin, il y avait
celles qui formaient le sommet. Celles-là ne possédaient plus ni
forme, ni couleur à proprement parler. Elles étaient davantage une
ombre sur la trame du ciel, un obstacle au passage du soleil,
indifféremment sombres.
Toutes
ces feuilles que Thomas observait l'aspiraient vers le haut, de plus
en plus vite. Son dos était à la fois fermement appuyé contre le
sol et son regard l'entraînait de plus en plus loin, vers les
ouvertures bleu ciel qu'il apercevait encore, changeant de taille au
gré du vent. Il devenait alors une gigantesque verticale, pénétrant
jusqu'au centre de la terre et dépassant tout ce qui l'entourait
pour s'enfoncer dans l'espace, accroché au faisceau de lumière qui
lui parvenait d'en haut. Parfois, une des feuilles les plus éloignées
se détachait et descendait vers lui elle aussi, retrouvant peu à
peu singularité, couleur, forme et brillant, pour se poser
légèrement à terre, à quelques mètres.
« A
table ! »
Thomas
abandonna à regret sa position et se releva en s'aidant de ses
mains. Il s'approcha de la tache blanche que formait la table du
jardin, identifia à leur parfum, avant de les voir, les pommes de
terre et la viande grillée, fit la moue en reconnaissant la salade
verte et les tomates, même si son estomac se mit à gargouiller. Sa
chaise était dure et un peu trop haute, comme d'habitude.
«
Pourquoi il y a une assiette en plus, maman ? demanda-t-il.
- Tu
verras bien ! » répondit-elle avec un petit sourire.
Son
frère s'assit en face de lui et se mit à se balancer d'excitation.
«
Tu penses que c'est qui ?
- Je
ne sais pas, » dit sèchement Thomas.
Il
détestait quand son frère se balançait comme ça. Lui se tenait
bien droit, comme tout à l'heure, sous l'arbre. Sa mère faisait des
aller-retour entre la table et la maison, apportant le pain, le sel,
une bouteille de vin.
«
Thomas, tu peux aller chercher la carafe d'eau, s'il te plaît ? »
Thomas
se laissa glisser au bas de sa chaise et entra dans la maison. Ses
yeux éblouis par la lumière du dehors l'empêchèrent tout d'abord
de voir, puis lui permirent d'identifier la carafe pleine à côté
de l'évier. Elle était lourde, mouillée et un peu glissante, mais,
en l'attrapant à deux mains, il pouvait tout à fait la transporter.
Quand il ressortit de la pièce, le soleil l'aveugla à nouveau. Il
s'arrêta un instant.
«
Ouaiiiiiiis !!!! » hurlait son frère.
Deux
silhouettes venaient d'apparaître au coin de la maison. L'une était
sans aucun doute son père, avec son pantalon blanc et sa chemise
bleue. L'autre...
«
Et alors ? plaisanta sa mère en lui prenant la carafe des mains, tu
ne sais plus qui c'est ? »
Il
connaissait cet homme et sa frustration et son agacement croissaient
au fur et mesure que son père et l'inconnu avançaient vers eux. Il
plissa les yeux. Quand ils furent assez près, il courut accueillir
son oncle.
«
Tu sais qu'il ne te reconnaissait pas ?
- Je
ne pensais pas être parti aussi longtemps !
-
C'est pas vrai, je t'ai reconnu ! cria Thomas. Mais d'abord, tu étais
trop loin ! Ensuite, j'avais le soleil dans les yeux : ça rend tout
flou ! »
Son
père se mit à le regarder très attentivement, jeta un coup d'oeil
à sa mère et Thomas se sentit soudain vaguement inquiet.
Deux
semaines plus tard, il était à nouveau allongé sur l'herbe, les
bras croisés derrière la tête, à regarder les feuilles se
balancer doucement au-dessus de lui. Le caillou était toujours là,
logé dans le sol, et lui rentrait dans l'épaule, mais il restait
malgré tout immobile. Il remit en place ses nouvelles lunettes et se
concentra sur ce qu'il voyait. A présent, toutes les feuilles, de la
plus proche à la plus lointaine, se dessinaient nettement dans la
lumière du début d'après-midi. La masse changeante et bruissante
de l'arbre s'était transformée en une multitude de confettis plus
ou moins gros, distincts entre eux ; une foule de petits points qui
ne se fondaient plus les uns dans les autres, quelle que soit leur
hauteur ; ils ne différaient que par leur taille. Le vent qui
passait au milieu d'eux les caressait et les faisait danser. Thomas
se dit qu'ils ressemblaient aux petits personnages invités à une
fête de village qu'il avait vus sur un tableau, l'autre jour,
lorsqu'il était allé avec l'école au musée. Il se demanda ce
qu'ils faisaient, là haut, s'ils se déplaçaient en choeur pour
avoir chacun sa part de soleil et comment la sève faisait pour
monter leur donner à manger. Il se posait encore plus de questions,
maintenant qu'il pouvait tout bien voir.
Pourtant,
il avait aussi l'impression d'avoir perdu quelque chose, sans pouvoir
dire quoi. Il n'avait pas changé de place depuis qu'il s'était
allongé par terre, mais quelque chose manquait. Il chercha à voir
si ce n'était pas la position du caillou dans son dos ; cela ne
changea rien : les feuilles, là-haut, dansaient toujours aussi
nettement au-dessus de sa tête, sans remédier au manque. Il essaya
plusieurs positions différentes : aucune amélioration, aucun début
d'explication. Il restait là, allongé sur le sol, à se dire
finalement que ces feuilles étaient si hautes qu'il devait être
difficile d'arriver jusque là. Il fallait essayer. Après tout,
depuis qu'il y voyait net, il n'avait plus peur d'escalader les
arbres. Peut-être que la réponse à ses questions se trouvait là.
C'était une expérience à tenter.
Thomas
se releva et alla proposer à son frère de l'accompagner.
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