jeudi 30 mai 2013

Thomas

Etendu sur l'herbe, les bras croisés derrière la tête, Thomas regardait les feuilles des arbres se balancer doucement au-dessus de lui. La terre était dure et les brindilles le grattaient à l'endroit où sa chemise était un peu sortie de son pantalon, mais il resterait là, comme l'arbre qu'il observait en ce moment. Une fois, il s'était un peu déplacé, parce qu'un caillou s'enfonçait dans son épaule ; la perspective avait changé et n'était pas aussi bien. Il avait repris sa position, mais ce n'était plus pareil. Depuis, il s'obligeait à demeurer tout à fait immobile.
Thomas aimait les arbres, en particulier celui sous lequel il se trouvait. Il avait un tronc rugueux qui râpait les mains si on ne faisait pas attention et dont la couleur un peu grise était parfois éclairée de lichen jaune. Ses racines pénétraient profondément dans le sol et, à l'endroit où elles formaient un coude qui ressortait un peu, elles étaient couvertes de mousse, ce qui en faisait des sièges intéressants. Peut-être qu'elles allaient jusqu'au centre de la terre et que, en en touchant la partie émergée, on entrait aussi en contact avec ce qui était à des kilomètres en-dessous ? De l'autre côté aussi, il était impossible de voir ce qui était tout en haut, caché derrière une masse de vert.
Thomas préférait lorsque les arbres avaient des feuilles. Non seulement il les trouvait alors plus beaux, mais cela lui permettait aussi de mieux percevoir sa place dans l'espace. Quand il était étendu dans l'herbe, en regardant en l'air, il voyait d'abord très bien les feuilles accrochées aux premières branches. Elles étaient brillantes et nettes, avec un bord parfois légèrement irrégulier, et, à chaque fois que le vent passait entre elles, elles résistaient de toute leur force pour ne pas tomber. Puis, assez vite, au fur et à mesure que son regard montait et qu'il devait plisser les yeux, le vent ne les faisait plus bouger une à une, mais les agitait en masse. Thomas pouvait encore les distinguer entre elles, mais elles n'avaient plus vraiment d'identité propre. Elles devenaient une tache de couleur, différente de celle qui se trouvait à côté : vert herbe, vert mousse, vert étang, vert foncé éclatant. S'il louchait, elles se changeaient en kaléidoscope. Enfin, il y avait celles qui formaient le sommet. Celles-là ne possédaient plus ni forme, ni couleur à proprement parler. Elles étaient davantage une ombre sur la trame du ciel, un obstacle au passage du soleil, indifféremment sombres.
Toutes ces feuilles que Thomas observait l'aspiraient vers le haut, de plus en plus vite. Son dos était à la fois fermement appuyé contre le sol et son regard l'entraînait de plus en plus loin, vers les ouvertures bleu ciel qu'il apercevait encore, changeant de taille au gré du vent. Il devenait alors une gigantesque verticale, pénétrant jusqu'au centre de la terre et dépassant tout ce qui l'entourait pour s'enfoncer dans l'espace, accroché au faisceau de lumière qui lui parvenait d'en haut. Parfois, une des feuilles les plus éloignées se détachait et descendait vers lui elle aussi, retrouvant peu à peu singularité, couleur, forme et brillant, pour se poser légèrement à terre, à quelques mètres.

« A table ! »

Thomas abandonna à regret sa position et se releva en s'aidant de ses mains. Il s'approcha de la tache blanche que formait la table du jardin, identifia à leur parfum, avant de les voir, les pommes de terre et la viande grillée, fit la moue en reconnaissant la salade verte et les tomates, même si son estomac se mit à gargouiller. Sa chaise était dure et un peu trop haute, comme d'habitude.
« Pourquoi il y a une assiette en plus, maman ? demanda-t-il.
- Tu verras bien ! » répondit-elle avec un petit sourire.
Son frère s'assit en face de lui et se mit à se balancer d'excitation.
« Tu penses que c'est qui ?
- Je ne sais pas, » dit sèchement Thomas.
Il détestait quand son frère se balançait comme ça. Lui se tenait bien droit, comme tout à l'heure, sous l'arbre. Sa mère faisait des aller-retour entre la table et la maison, apportant le pain, le sel, une bouteille de vin.
« Thomas, tu peux aller chercher la carafe d'eau, s'il te plaît ? »
Thomas se laissa glisser au bas de sa chaise et entra dans la maison. Ses yeux éblouis par la lumière du dehors l'empêchèrent tout d'abord de voir, puis lui permirent d'identifier la carafe pleine à côté de l'évier. Elle était lourde, mouillée et un peu glissante, mais, en l'attrapant à deux mains, il pouvait tout à fait la transporter. Quand il ressortit de la pièce, le soleil l'aveugla à nouveau. Il s'arrêta un instant.
« Ouaiiiiiiis !!!! » hurlait son frère.
Deux silhouettes venaient d'apparaître au coin de la maison. L'une était sans aucun doute son père, avec son pantalon blanc et sa chemise bleue. L'autre...
« Et alors ? plaisanta sa mère en lui prenant la carafe des mains, tu ne sais plus qui c'est ? »
Il connaissait cet homme et sa frustration et son agacement croissaient au fur et mesure que son père et l'inconnu avançaient vers eux. Il plissa les yeux. Quand ils furent assez près, il courut accueillir son oncle.
« Tu sais qu'il ne te reconnaissait pas ?
- Je ne pensais pas être parti aussi longtemps !
- C'est pas vrai, je t'ai reconnu ! cria Thomas. Mais d'abord, tu étais trop loin ! Ensuite, j'avais le soleil dans les yeux : ça rend tout flou ! »
Son père se mit à le regarder très attentivement, jeta un coup d'oeil à sa mère et Thomas se sentit soudain vaguement inquiet.

Deux semaines plus tard, il était à nouveau allongé sur l'herbe, les bras croisés derrière la tête, à regarder les feuilles se balancer doucement au-dessus de lui. Le caillou était toujours là, logé dans le sol, et lui rentrait dans l'épaule, mais il restait malgré tout immobile. Il remit en place ses nouvelles lunettes et se concentra sur ce qu'il voyait. A présent, toutes les feuilles, de la plus proche à la plus lointaine, se dessinaient nettement dans la lumière du début d'après-midi. La masse changeante et bruissante de l'arbre s'était transformée en une multitude de confettis plus ou moins gros, distincts entre eux ; une foule de petits points qui ne se fondaient plus les uns dans les autres, quelle que soit leur hauteur ; ils ne différaient que par leur taille. Le vent qui passait au milieu d'eux les caressait et les faisait danser. Thomas se dit qu'ils ressemblaient aux petits personnages invités à une fête de village qu'il avait vus sur un tableau, l'autre jour, lorsqu'il était allé avec l'école au musée. Il se demanda ce qu'ils faisaient, là haut, s'ils se déplaçaient en choeur pour avoir chacun sa part de soleil et comment la sève faisait pour monter leur donner à manger. Il se posait encore plus de questions, maintenant qu'il pouvait tout bien voir.
Pourtant, il avait aussi l'impression d'avoir perdu quelque chose, sans pouvoir dire quoi. Il n'avait pas changé de place depuis qu'il s'était allongé par terre, mais quelque chose manquait. Il chercha à voir si ce n'était pas la position du caillou dans son dos ; cela ne changea rien : les feuilles, là-haut, dansaient toujours aussi nettement au-dessus de sa tête, sans remédier au manque. Il essaya plusieurs positions différentes : aucune amélioration, aucun début d'explication. Il restait là, allongé sur le sol, à se dire finalement que ces feuilles étaient si hautes qu'il devait être difficile d'arriver jusque là. Il fallait essayer. Après tout, depuis qu'il y voyait net, il n'avait plus peur d'escalader les arbres. Peut-être que la réponse à ses questions se trouvait là. C'était une expérience à tenter.
Thomas se releva et alla proposer à son frère de l'accompagner.

mercredi 13 avril 2011

"Omero, Iliade" d'Alessandro Baricco

Dans la même logique que mon message sur mon blog universitaire pour signaler mon post ici sur "Gomorra" de Saviano (bah quoi, j'ai parlé de l'historiographie antique, non ?!), je poste ici pour signaler un autre article que j'ai publié là-bas sur Omero, Iliade d'Alessandro Baricco (oui, là, c'était l'Iliade, alors quand même...). 

Il s'agit d'une réécriture/adaptation/recréation de l'Iliade d'Homère, ce qui pose l'éternelle question du rapport des oeuvres antiques au monde actuel et de la manière de les rendre accessibles. Personnellement, j'ai beaucoup aimé, donc, si cela vous intéresse, allez y faire un tour !

jeudi 7 avril 2011

"Gomorra" de Roberto Saviano

L'autre jour, je suis tombée par hasard sur Gomorra, de Roberto Saviano. Etant donné que j'ai déjà publié la traduction d'un article de lui, que j'avais trouvé vraiment très bon, je l'ai acheté. 

Il y a quelque chose d'addictif, dans ce récit : je ne l'ai pas lâché du week-end. Il faut dire que Saviano a un sens aigu de l'organisation de sa matière : la scène d'ouverture décrit les corps de milliers de travailleurs chinois tombant du container où ils ont été entassés pour être enterrés au pays. Il enchaîne ensuite sur la description du port tentaculaire de Naples et comment, peu à peu, d'observateur extérieur, il a pu être témoin de plus près de la façon dont les choses se passaient.



Saviano montre tout, dit tout. Et en particulier comment les jeunes, dans le sud de l'Italie,  n'ont pas d'autre "avenir" possible que celui d'entrer dans le "Système", comment et combien ces organisations ont littéralement gangrené la région, combien les autorités sont impuissantes et ne comprennent pas que cette nouvelle mafia est très différente de celle des années '70/'80 ou même de la mafia sicilienne. C'est à la fois un engrenage et une hydre : à chaque fois qu'un chef tombe, il y a et il y aura toujours quelqu'un pour prendre sa place, le quelqu'un est même de plus en plus jeune.

Il montre aussi comment, lorsqu'on naît et vit dans ces régions, même si on n'entre pas dans le Système, on est "contaminé" par lui : c'est cette jeune institutrice sur le point de se marier qui perd fiancé, famille et amis parce qu'elle a osé témoigner au sujet d'un assassinat ; c'est cette jeune fille de quatorze ans qui se fait tuer, un soir, parce qu'elle s'est trouvée au mauvais endroit au mauvais moment ; c'est le père de Saviano lui-même qui lui apprend à tirer avec un pistolet, alors qu'il est encore un enfant, parce que ses cousins savent déjà le faire et qu'il est hors de question qu'il soit "inférieur" à eux. C'est Saviano lui-même, qui devient totalement obsédé par cela, au point d'avoir par ailleurs accumulé des masses d'information et de se rendre compte que le seul moyen de se "libérer" de tout cela est d'écrire, pour dire.

 Le style de Saviano est prenant, donc, d'abord parce qu'il appelle un chat un chat, raconte crûment ce qui se passe et, surtout, a une conception performative de la parole. Ecrire pour dénoncer, pour vivre, pour ne pas s'étouffer avec ces mots que personne ne dit ou si peu et, hélas, si vainement. S'il y a bien un ouvrage où le pouvoir de la parole et de l'écriture est partout sensible, c'est bien celui-là.

Le livre est divisé en deux parties : si on veut les résumer, on peut dire que la première montre plus ou moins comment fonctionne le Système, la seconde comment la vie de tous est affectée par lui. Mais en réalité, ces deux aspects se trouvent dans l'une et l'autre partie. On comprend surtout que Saviano a voulu marquer une articulation après son récit prenant de la guerre fratricide au sein clan de Secondigliano. C'est aussi dans la seconde partie qu'on voit émerger chez le narrateur l'idée d'écrire tout cela.

Car on se pose des questions : si c'est après qu'il a eu l'idée de faire ce livre, pourquoi s'approcher des milieux chinois ? Il raconte que, par hasard, il a demandé au port si on savait où il pourrait trouver un logement et que, une chose en amenant une autre... Mais pour demander un logement au port, il fallait bien qu'il ait une idée derrière la tête... 

En fait, la situation est plus ou moins comme pour les historiens antiques : ce qui est important, finalement, ce n'est pas de savoir s'il a été personnellement témoin de ce dont il dit qu'il a été témoin, si les enfants avec lesquels il discute se sont effectivement confiés à lui tout de suite, ont vraiment dit cela, voire existent réellement. Ce qui compte, c'est que ce qui est raconté est vrai : chaque mot, chaque scène décrite, chaque développement historique. 
 
Si vous voulez comprendre, véritablement comprendre, parce que, lorsqu'on est né en France, on croit comprendre, mais, en réalité, on ne comprend rien, ce qu'est la mafia dans le sud de l'Italie et même pas seulement dans le sud de l'Italie, si vous voulez comprendre pourquoi les jeunes Italiens ne croient plus à l'avenir, pourquoi ils sont insupportés par ces passe-droits et autres recommandations qui ont si souvent cours dans leur pays, pourquoi ils sont dégoûtés de la politique et/ou ont une telle soif d'éthique, lisez ce livre. 
 
Roberto Saviano
 
  
Extrait :
 

(Discours d'un prêtre officiant à l'enterrement d'un garçon de quinze ans, qui rançonnait et frappait des couples sur une aire d'autoroute, tué alors que les carabiniers essayaient de l'arrêter avec ses deux complices)

« Oggi non è morto un eroe. »

Non aveva le mani aperte, come i preti quando leggono le parabole alla domenica. Aveva i pugni chiusi. Assente qualsiasi tono d'omelia. Quando iniziò a parlare la sua voce era rovinata da una raucedine strana, come quella che viene quando ti parli dentro per troppo tempo. Parlava con un tono rabbioso, nessuna pena molle per la creatura, non delegava niente.

Sembrava uno di quei preti sudamericani durante i moti di guerriglia nel Salvador, quando non ne potevano più di celebrare funerali di massacri e smettevano di compatire, e iniziavano a urlare. Ma qui Romero nessuno lo conosce. Padre Mauro ha un' energia rara. « Per quante responsabilità possiamo attribuire a Emanuele, restano i suoi quindici anni. I figli delle famiglie che nascono in altri luoghi d'Italia a quell' età vanno in piscina, a fare scuola di ballo. Qui non è così. Il Padreterno terrà conto del fatto che l'errore è stato commesso da un ragazzo di quindici anni. Se quindici anni nel sud Italia sono abbastanza per lavorare, decidere di rapinare, uccidere ed essere uccisi, sono anche abbastanza per prendere responsabilità di tali cose. »

Poi tirò avanti col naso l'aria viziata della chiesa : « Ma quindici anni sono così pochi che ci fanno vedere meglio cosa c'è dietro, e ci obbligano a distribuire la responsabilità. Quindici anni è un' età che bussa alla coscienza di chi ciancia di legalità, lavoro, impegno. Non bussa con le nocche, ma con le unghie. »


"« Aujourd'hui, ce n'est pas un héros qui est mort. »

Il n'avait pas les mains ouvertes, comme quand les prêtres lisent les paraboles le dimanche. Il avait les poings fermés. Tout ton d'homélie était absent. Quand il commença à parler, la voix était abîmée et étrangement rauque, comme celle qui vient lorsqu'on se parle à l'intérieur pendant trop longtemps. Il parlait d'un ton plein de colère, sans faible peine pour la créature, il ne remettait rien.

Il avait l'air d'un de ses prêtres sud-américains durant les mouvements de guérilla au Salvador, quand ils n'en pouvaient plus de célébrer les funérailles des massacrés et cessaient de compatir et commençaient à hurler. Mais ici, Romero, personne ne le connaît. Le Père Mauro a une énergie rare. « Quel que soit le nombre de choses dont nous pouvons attribuer la responsabilité à Emanuele, il reste ses quinze ans. Les fils de familles qui naissent ailleurs en Italie, à cet âge, vont à la piscine, prennent des cours de danse. Ici, ce n'est pas comme ça. Le Père Eternel prendra en compte le fait que l'erreur a été commise par un garçon de quinze ans. Si quinze ans, dans le sud de l'Italie, sont assez pour travailler, décider de voler, tuer et être tués, ils sont aussi suffisants pour porter la responsabilité de telles choses. »

Puis il inspira fortement par le nez l'air vicié de l'église : « Mais quinze ans sont tellement peu qu'ils nous font mieux voir ce qu'il y a derrière et nous obligent à répartir la responsabilité. Quinze ans est un âge qui frappe la conscience de qui discute vainement de légalité, de travail, d'obligation. Il ne frappe pas avec ses poings, mais avec ses ongles. »"

vendredi 17 décembre 2010

Le cas Houellebecq : "Les Particules élémentaires"

Je viens de finir Les Particules élémentaires de M. Houellebecq. Ça faisait un moment que je me disais qu'il fallait que je le lise, j'ai fini par me décider à le faire avant qu'il ait le Goncourt. Pourquoi ne pas avoir acheté La Carte et le territoire (même s'il ne l'avait pas encore eu, il était déjà donné comme archi favori) ? Parce que ce dernier roman était présenté, précisément, comme "Goncourisable", i.e. comme écrit presque "pour" le Goncourt et donc de manière assez différente de celle des autres romans de Houellebecq. Et, Les Particules élémentaires, c'est quand même le roman qui l'a vraiment fait connaître, donc ça me paraissait une bonne idée de commencer par là.

C'était donc deux ou trois semaines avant le Goncourt. Pourquoi ai-je mis tant de temps à le lire ? Parce que ce livre est terriblement déprimant. Le monde qu'il dépeint est profondément sordide, glauque et dépourvu de sens : des deux personnages, l'un passe sa vie à chercher le plaisir sans ressentir aucune satisfaction les rares fois où il l'atteint ; l'autre est tout à fait incapable de ressentir le moindre sentiment et même ses recherches scientifiques, qui occupent toute son existence, n'ont finalement pas l'air de lui tenir tant que cela à coeur. On sent derrière une immense rancoeur contre la génération 68 et ceux qui ont profité de la libération sexuelle, avec une démonstration magistrale que ce n'est ni cela, ni les histoires de spiritualité new age, qui rend heureux. D'ailleurs le bonheur lui-même semble une faste fumisterie, une arnaque que chacun cherche à atteindre, mais qui n'existe pas. Le style de Houelllebecq est à l'image de cette atmosphère : très sec et dépouillé, d'une précision presque clinique, qu'il pousse d'ailleurs parfois jusqu'à l'ajout de dénominations en latin.

En vérité, ce qui m'a le plus intéressée, c'est sa dernière partie : le style s'y fait plus poétique, sans doute parce qu'on se détache du personnage principal du roman pour l'observer complètement de l'extérieur. La perspective n'est, en effet, plus la même : le narrateur n'est plus tant un simple "biographe" qu'un des êtres "parfaits" que ses travaux ont réussi à produire. Voilà le coup de génie de ce roman : sans cela, il restait l'une de ces éternelles diatribes amères des rejetons de soixante-huitards qu'on a beaucoup publiées et qu'on publie toujours beaucoup ; avec cela, il prend une tout autre dimension, tout le récit qui précède prend une tout autre dimension et ça, franchement, c'est génial, car il ne s'agit pas seulement d'un ultime retournement, à la manière du recul pris par la caméra à la fin de Men in Black (où l'on finit par se rendre compte que notre univers est tout entier contenu dans une bille, avec laquelle jouent de jeunes extraterrestres) ; c'est un ajout existentiel, une apocalypse au sens étymologique, i.e. une révélation coïncidant avec la fin du monde. En ce sens, il y a une dimension biblique dans ce roman : on commence par la genèse des deux héros et on finit par une révélation qui découvre la fin de l'humanité "primitive".

Je ne sais donc pas si Houellebecq mérite ou non son Goncourt (de toute façon, de mon point de vue, il vaut mieux ne pas le mériter), ni si le roman pour lequel il vient de l'avoir est écrit dans le même style que Les Particules élémentaires (ceci dit, étant donné que je suis une grande soeur et/ou une fille indigne, j'ai moyen de racketter mon frère ou mon père de La Carte et le territoire), mais, ce qui ne fait aucun doute, c'est qu'il est un bon écrivain.